D’une biofiction graphique

Aussi agitée que féconde, la vie de Jean Cocteau a suscité des biographies à la densité scientifique contrastée. Dès 1968, paraît le documenté et distancié Jean Cocteau : l’homme et les miroirs, mais l’année 1985 voit la publication de Moi, Jean Cocteau, plus impliqué qu’informatif[1]. En 2003, Claude Arnaud livre au public une biographie de référence, dont l’érudition le dispute au style dans un souci d’équilibre entre contenu savant et expression subjective[2]. L’intérêt pour le parcours du poète ne s’est pas émoussé pour autant. Son existence a continué à engendrer évocations et récits de toute nature, parmi lesquels s’est assez récemment distingué le roman graphique dessiné par Laureline Mattiussi, et conjointement scénarisé avec François Rivière[3]. Par là, Cocteau prend place dans une niche éditoriale en vogue, largement alimentée par ses contemporains : Kiki de Montparnasse, Salvador Dalí ou Pablo Picasso[4]. Le choix de la bande dessinée ne se justifie pas seulement pour des raisons commerciales ; il entre en phase avec la créativité d’un écrivain artiste dont le revirement poétique, dû à l’apparition de l’Eugène et à la composition de l’album afférent dans Le Potomak, contracta une importante dette envers le 9e art. Cette coïncidence des moyens entre Cocteau et ses biographes ne prête pas à l’adoption d’un point de vue strictement objectif. De fait, l’ouvrage regarde son sujet avec une empathie qui, sans verser dans l’identification, tient volontiers la balance entre les circonstances attestées et les moments imaginaires, parfois nourris de l’univers de l’intéressé. Cette biofiction graphique se situe précisément à la croisée du vécu et de l’invention. On entend montrer comment s’en organisent les matériaux contradictoires, notamment par le biais de la médiation artistique, majoritairement assurée par l’œuvre de Cocteau, suivant une finalité plus herméneutique qu’héroïque, apte à nuancer l’exemplarité d’une vie majuscule.

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Effets de vécu

Cocteau. L’enfant terrible n’est pas sujet aux « biographèmes » tels que les entendait Roland Barthes, car la vie du poète ne s’y réduit pas « à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions […] dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin[5] ». Certes, aucune ambition d’exhaustivité factuelle ne prétend régir le cheminement narratif de la biographie ; les manques sont légion en matière d’épisodes marquants et de personnalités décisives ; le souci du détail anecdotique le cède au sens de la suggestion historique, à la faveur d’effets de loupe sur quelques faits et gestes tenus pour significatifs. Mais l’intentionnalité du propos prémunit le récit contre cette dispersion et cette fragmentation du vécu dont rêvait Barthes pour lui-même. Chapitre après chapitre, l’existence de Cocteau se décline en événements et péripéties échelonnés selon l’ordre chronologique : dans le premier chapitre, sa jeunesse mondaine, bouleversée par le Sacre du printemps et la Première Guerre mondiale ; dans le deuxième, sa relation interrompue avec Raymond Radiguet, coïncidant avec le glissement du modernisme au retour à l’ordre ; dans le troisième, sa dépendance à l’opium au tournant des années 1920, ponctuées par l’écriture de L’Ange Heurtebise et par la réalisation du Sang d’un poète ; dans le quatrième, sa rencontre avec Jean Marais, postérieure à la création de La Machine infernale comme au tour du monde en 80 jours, et concomitante de son rôle auprès de Panama Al Brown ; dans le cinquième, les vicissitudes de sa traversée de l’Occupation, entre actes de courage et de compromission ; dans le sixième, le tournage et la réception de La Belle et la Bête, à l’issue du conflit mondial ; enfin, dans le dernier, les années partagées avec Édouard Dermit et Francine Weisweiller, au comble d’une célébrité compliquée de contrition. L’enfance et la mort font respectivement l’objet du prologue et de l’épilogue à telle enseigne qu’elles s’isolent du restant de l’ouvrage, non pour en contester la logique linéaire, mais pour en corroborer la symbolique numérale : le chiffre sept, dont Cocteau a exploité l’interprétation apocalyptique, vient à terme hypothéquer les lois de succession et de causalité auxquelles obéit globalement la narration, et finit par insinuer la possibilité d’une lecture déterministe de la vie du poète, accordée à ses croyances.

D’ailleurs, la production protéiforme de Cocteau ne s’éclipse pas au profit de l’éphéméride le plus mémorable. S’il est vrai que cette biographie dessinée repose sur le principe romantique d’une dépendance de l’œuvre à la vie, et considère tacitement la créativité comme une « aventure existentielle[6] » sans pour autant convertir la façon de vivre en acte artistique suprême (à la différence de l’appréhension courante des trajectoires d’un lord Byron ou d’un Oscar Wilde), elle se garde d’abaisser l’importance de l’ardeur inventive. Nécessairement très sélective eu égard au format, la présence des écrits, spectacles, films et dessins de Cocteau dans le corps de l’ouvrage relève de la collecte anthologique, mais se maintient à un niveau relativement élevé, que ce soit sous forme de mentions ou d’allusions. Certaines réalisations, on l’a vu, mobilisent tout ou partie d’un chapitre. D’aucunes se trouvent signalées dans une scène – par exemple Le Bœuf sur le toit et Les Mariés de la tour Eiffel lors d’une conversation avec le comte de Beaumont et une sortie à la foire du Trône (CET 72-6). Des préceptes esthétiques sont parfois énoncés qui s’inspirent des déclarations de l’auteur (CET 75-6, ou 174). Des citations, prises en charge par les personnages dans les phylactères, donnent voix à l’œuvre littéraire comme autant de preuves de singularité poétique, y compris pour la période du fourvoiement juvénile avec l’emprunt initial au Prince frivole (CET 35). Du reste, une annexe en précise les références, au même titre que pour les propos d’autres personnalités (d’Anna de Noailles à Jean Genet). Une situation de pure invention peut en changer le cadre énonciatif pour en favoriser l’apparition naturelle. C’est le cas de la phrase de Cocteau contre le groupe d’André Breton (« Si Rimbaud est allé au Harrar, c’est pour fuir Littérature. ») qui est placée dans sa bouche, en attendant le train pour Arcachon avec Radiguet, et non reproduite dans son environnement originel : la revue 391, où elle fut éditée (CET 77 et 240). D’autres renvois, moins explicites, émaillent la biographie à l’adresse d’un public de connaisseurs. Par exemple, dans la même scène ferroviaire, le démarquage de l’intitulé de la conférence du 3 mai 1923 au Collège de France : « D’un ordre considéré comme une anarchie » (CET 77). Ou encore, pour la séquence de la fête foraine (CET 76), la réminiscence du poème « Miss Aérogyne, femme volante[7] », réduit à la circonstance qui l’inspira. Le lecteur le plus averti reconnaîtra çà et là les transpositions de certains passages : ainsi, l’effondrement de la cheminée d’usine du Sang d’un poète pour figurer l’entrée en guerre (CTE 44-45), ou la déambulation dans les tranchées du Cap de Bonne-Espérance et de Thomas l’imposteur (CTE 47-49) pour évoquer l’expérience martiale de Cocteau. De manière plus ou moins déclarée, l’œuvre devient le filtre qui permet d’écrémer le vécu et d’en extraire la substance. Le voici allégé de l’insignifiance du tout-venant quotidien et lesté d’une finalité qui le soustrait à l’émiettement des biographèmes. S’il y a bien des effets de vécu, donnant le sentiment d’une restitution biographique proche de la vérité, ils apparaissent aimantés par le dessein de doter la vie de Cocteau d’une orientation esthétique forgée à l’épreuve des circonstances.

L’art de vivre

Laureline Mattiussi et François Rivière sortent volontiers du rail de la biographie factuelle en privilégiant le processus de l’artialisation afin d’évoquer le passé de Cocteau, quitte à puiser dans son historiographie personnelle, notamment dans les entretiens avec André Fraigneau ou avec Roger Stéphane. Pour le scandale de Parade, est reprise l’amusante réflexion d’un spectateur (« Si j’avais su que c’était si bête, j’aurais amené les enfants[8]. », CET 63), rapportée au premier. Pour la rencontre avec Radiguet, est sollicitée la présentation de la vieille bonne de Mme Cocteau (« Il y a dans l’antichambre un enfant avec une canne[9]. »), racontée au second, à cette réserve près qu’elle compose l’intervention d’un majordome en habit (CET 66).

Au vrai, une altération similaire affectait déjà la référence précédente : l’auteur de la réplique ne parle plus à un ami comme le déclare Cocteau, mais à son épouse. Il y a là quelques arrangements mineurs avec les sources qui trahissent une tendance plus générale du livre à la réinvention des données circonstancielles. Par exemple, la matinée poétique du 4 avril 1908 au théâtre Femina est annoncée par la bande, grâce à l’apparition d’un homme-sandwich promouvant le spectacle (CET 33). Les complications de la relation avec Jean Genet donnent lieu à un échange matinal avec Jean Marais, qui transmet à Cocteau une lettre de « rupture littéraire » dont l’existence résulte de la spéculation (CET 169-172). Les difficultés du tournage de La Belle et la Bête, puis de sa réception immédiate nourrissent des saynètes dont le détail relève plus de la transposition du vécu que de la restitution à l’identique, surtout sous l’effet d’une condensation et d’une scénarisation des péripéties consignées dans le journal du film, voire dans Le Passé défini[10]. Surtout, la séquence s’achève sur une fantasmagorie dont Cocteau fournit le personnage, mais non la trame : la Bête regarde en plongée, derrière une fenêtre barreaudée, le poète et ses amis quittant la salle de projection (CET 187). Nombre de passages s’affranchissent des contraintes du vrai comme du vraisemblable et lâchent la bride à l’imagination la plus libre. En préambule, deux marins attendent Cocteau à la porte de sa maison de Milly-la-Forêt pour le conduire à pied dans les carrières des Baux-de-Provence (CET 9-14). Dépendant prématurément de la drogue dans le chapitre 1, Cocteau intoxiqué se croit entraîné dans une danse macabre avec des Eugènes germanisés (CET 55-56). Dans le chapitre 7, poète vieillissant, il se voit administrer une correction par un Radiguet mécontent de ses concessions au monde (CET 210-213). Dans toutes ces situations qui ne sont pas sans rapport avec l’univers de Cocteau, Mattiussi et Rivière s’autorisent des écarts fictionnels, volontiers oniriques, destinés à transcender les contingences pour mieux les contraindre à servir le portrait d’un imaginaire et pas seulement le récit d’une vie.

L’approche de l’intériorité de Cocteau, si elle domine leurs intentions, laisse une marge de manœuvre aux personnalités artistiques des auteurs. Prenons le cas de la dessinatrice. Elle marche plus sur les brisées du poète qu’elle ne les suit. Il est évidemment des occasions de mimétisme, mais elle parvient toujours à en jouer comme pour se préserver de l’emprise d’un créateur dont elle partage un des moyens d’expression. De loin en loin, elle est amenée à revisiter certains dessins de Cocteau, dont elle conserve l’esprit sans singer l’esthétique. Le portrait de Radiguet (CET 85) rappelle « Le poète endormi[11] » de l’album Dessins, en reprenant peu ou prou la pose du modèle d’un trait moins fin et moins tremblé. Les corps torturés et les excroissances tubulaires de l’époque d’Opium (CET 119) occupent une case du chapitre 3, non sans être simplifiés, recadrés et superposés[12]. Un certain souci de fidélité pourrait présider à la double adaptation graphique de la scène des boules de neige, la première donnée pour vécue (CET 17-19), la seconde filmée (CET 114-115), à la faveur d’emprunts aux Soixante dessins pour les « Enfants terribles », où la scène du roman est abondamment illustrée. Mais le tournage, avec la présence de Cocteau et des techniciens, vient interférer avec l’évocation cinématographique de l’événement. Quant à la première occurrence de l’épisode, elle gagne en dynamisme et en violence ce qu’elle perd en lenteur fantasmatique par rapport à l’album de 1935. Pour comble d’autonomie, elle prête au jeune Cocteau une blessure au front de pure hypothèse, laquelle se déplace jusqu’à la joue dans quelques représentations de l’adulte, marqué d’un stigmate extériorisant son traumatisme (voir CET 116 et couverture).

Il est un parti pris esthétique que les deux dessinateurs ont en commun : le noir et blanc. Ils en envisagent même la symbolique de façon similaire. Au terme des deux séquences de la cité Monthiers, le noir de l’encre se colore mentalement de rouge (CET 19 et 116-117) jusqu’à coloniser les cases comme du sang répandu, en écho à cette phrase d’Opéra, citée p. 102 : « Mon sang est devenu de l’encre[13]. » Il n’en demeure pas moins que l’usage du noir dans la biographie se révèle autrement plus prégnant et intense que sous le crayon de Cocteau, si fidèle au simple tracé. Sur ce plan, l’ouvrage doit beaucoup à une autre influence que celle du modèle : il s’agit d’Aubrey Beardsley. Son monde de contrastes et de flexuosités imprègne, en particulier, l’annonce du troisième chapitre (CET 99) : dans ce développement de courbes fin-de-siècle, dans ce portrait dédoublé qui apparente Cocteau à Jean le Baptiste autant qu’à Ophélie, on reconnaît l’héritage des planches de Salomé[14]. De fait, tout au long du livre, l’ascendant de l’arabesque ne cesse de s’exercer, accusant la dissemblance artistique entre Mattiussi et Cocteau. Dès la planche liminaire, la fumée de la cigarette du poète présente des volutes qui rappellent les sinuosités stylisées du modern style. Ce sont aussi les poses cambrées de miss Aérogyne (CET 76) ou l’esquisse moutonneuse des nuages et des frondaisons du Piquey (CET 79-80, 87, 95-97). Si la narration imagée de la vie de Cocteau transite par le canal de l’art, elle ne se place pas sous la dépendance d’une esthétique unique, fût-elle éloignée du style plastique de l’écrivain. Elle procède à des agrégats de références hétéroclites, qui vont du dessin animé inspiré aux studios Disney (1991) par La Belle et la Bête pour une scène de bal horrifique (CET 167-8) jusqu’au graphisme populaire des couvertures de romans d’anticipation (CET 189). Mattiussi n’hésite pas à décloisonner les hiérarchies artistiques, combinant la quintessence du raffinement au mauvais goût. Affranchie de Cocteau, elle consent même à l’ironie à son égard lorsqu’elle change la déchirante illustration d’Opium représentant un homme en prière, ses mains portant à la poitrine un rosaire et un Sacré-Cœur de Jésus[15], en une imagerie saint-sulpicienne au kitsch assumé afin d’orner l’introduction de l’épilogue (CET 223).

Dess(e)ins de vie

Au cœur du dispositif biographique, il est une référence qui se fait le principal agent d’interprétation du parcours de Cocteau, interrogeant son éthique par-delà l’esthétique. Il s’agit du procès instruit par la Princesse et Heurtebise dans Le Testament d’Orphée (CET 23-4, 50, 78, 106-8, 155-157, 208-9, 225-226). Toutes les sections de l’ouvrage s’inspirent de l’interrogatoire du poète par ses propres personnages d’Orphée, à l’exception notable des chapitres 4 et 6 qui mettent en avant sa passion pour Marais. Comment mieux suggérer que cet amour n’est passible d’aucune condamnation, ou simple contestation ? Quant aux autres divisions, elles n’importent pas la séquence cinématographique[16] sans se l’approprier. Loin d’employer la fiction du tribunal au plaidoyer pro domo comme dans le film, Mattiussi et Rivière en exploitent les facultés de questionnement. Estimé au-dessus de tout soupçon, Marais lui-même semble rejoindre les juges, le temps d’une case qui signale sa désapprobation à l’égard du « Salut à Breker » (CET 155). Dès lors, l’autojustification ne saurait plus adopter les contours d’assises imaginaires dans la biographie à la différence du film ; elle s’y trouve mise hors-jeu par l’émergence de doutes et de soupçons que facilite la situation judiciaire. Un régime de perplexité, de méfiance, voire de reproche s’impose à l’audition de Cocteau par ses personnages, contrairement à la leçon du Testament d’Orphée, tant l’examen de ses intentions reste à l’état d’interrogations sans réponses à propos de sa frivolité à la guerre (CET 50), de sa médiumnité (CET 107), ou encore de son interventionnisme pour sauver Max Jacob (CET 159).

De même, l’autre emprunt à l’œuvre de Cocteau qui soit d’importance pour la structure du récit n’opère qu’en raison de sa capacité à problématiser l’identité. Le paratexte de La Difficulté d’être est sollicité en tête et en queue d’ouvrage afin de mettre en délibéré la consistance et la cohérence d’un sujet en mal d’existence. Les pages d’ouverture (CET 5-10), situant l’action dans la maison de Milly-la-Forêt, paraissent s’inspirer à voix muette de la préface de l’essai de 1947. Les pages finales (CET 237-239) en citent très explicitement la postface. En amorce, le face-à-face silencieux de Cocteau avec l’enfant qu’il fut laisse entendre la complexité de la fidélité à soi-même. En conclusion, la protestation de vie compose avec des images de dédoublement[17] et d’évanescence. De part et d’autre du livre, Mattiussi et Rivière recourent stratégiquement à l’imaginaire de Cocteau pour en sonder de l’intérieur la substance. En lieu et place de l’Orphée attendu, si flatteur pour l’ego, ils confient à l’enfant Cocteau le soin de dessiner un faune, soit une figure aussi séduisante que menaçante (CET 7-8), en guise d’autoportrait mythifié. Après la scène de la mort du poète, inspirée du film testamentaire (néanmoins sans issue résurrectionnelle), ils ménagent enfin un espace pour la traversée du miroir, différée jusque-là, mais c’est au garçonnet que revient le privilège de passer au travers, non à l’adulte glorieux ou mondain, en dépit de sa présence sur les lieux (CET 231-2). Voilà une façon de clore l’histoire sur la persistance d’une dichotomie de la personnalité et sur l’énigme d’une identité scindée. Signe du mystère que cette dernière conserve dans la biographie, les auteurs dissocient deux niveaux énonciatifs pour relater son parcours : s’ils en appellent à l’épisode du procès avec fréquence, ils optent également pour une narration complémentaire à la troisième personne, qui extériorise le récit et contribue à la prise de distance. Cette narration à double foyer est moins le témoignage d’une habileté technique pour changer la focale sur l’individualité de Cocteau que l’indice d’une difficulté à le cerner sous un angle de vue précis et affirmatif.

Au stade de la fiction, bien des moments entrent en conflit afin de figurer l’impossible résolution de ses contradictions. Passé l’enfance, à plusieurs âges de la vie, Cocteau est montré dans un environnement mondain. C’est évidemment le cas avant Le Potomak : on le voit alors se démultiplier de groupe en groupe dans les salons (CET 39-40). Même sa liaison avec Marais n’est pas en reste, avec la représentation d’un bal masqué au début du chapitre 5 (CET 139-142), en sorte que les préludes aux deux guerres se trouvent associés à l’insouciance aveugle de festivités. À la suite de ces épisodes, le visage de Cocteau se révèle changeant. D’abord, il apparaît bouleversé par Le Sacre du printemps, tombé à la renverse et en lévitation au milieu du théâtre des Champs-Élysées (CET 42-43) ; puis on le voit renoncer à la drogue et subir les injures d’une lettre anonyme (CET 143-4). Le chapitre 7 dramatise plus encore les contradictions de Cocteau. Entre deux évocations de sa vie retirée auprès d’Édouard Dermit et de Francine Weisweiller (CET 191-6 et 214-20), une large place est consacrée à l’homme public, comblé d’honneurs et dévoré par la célébrité (CET 197-207). Après le moment solaire d’une croisière avec ses proches, la section s’achève sur la confrontation de Cocteau avec sa propre image sur écran (CET 220) sans finalité explicative, tout au plus à des fins de mélancolie et d’énigme. La couverture du livre synthétise les discordances de son humanité. L’or du tracé et la cravate la rabattent du côté de la mondanité, tandis que le tracé noir de l’œil, nous dévisageant avec sérieux, sous-entend sa profondeur. L’écriture du nom, poursuivie jusque dans les boucles de la chevelure, esquisse un pluriel en -s qui suggère d’emblée au lecteur attentif la diversité d’une identité en quête d’elle-même à travers les autres.

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Dans cette biographie dessinée, Mattiussi et Rivière considèrent la vie de Cocteau avec une distance paradoxale, fruit de tensions contraires entre objectivation et subjectivation. Le recul historique leur permet de peser le pour et le contre dans l’appréciation de l’itinéraire et de l’individualité du poète. La nature de son œuvre, au croisement de l’observable et de l’invisible, leur offre l’opportunité de prendre du champ du côté de l’imagination. L’épigraphe, mettant au compte de la personnalité de Cocteau sa caractérisation de Thomas l’imposteur (« En lui, la fiction et la réalité ne formaient qu’un ? », CET 4), constitue aussi un laisser-passer pour la rêverie des auteurs, lesquels ne s’interdisent pas d’interpréter leur sujet à leur guise, puisant dans son univers ou ailleurs. En ce sens, nous avons bien affaire à une biofiction dont le vecteur graphique, d’essence artistique, contribue à repousser la domination du document et de la source, sans les exclure toutefois par souci d’honnêteté et d’exactitude. La scénarisation du vécu, consubstantielle à cette modalité de bande dessinée, augmente encore le degré du commentaire, car la narration, en dessinant la ligne d’une vie, n’échappe pas à la visée téléologique. Sans doute, pour reprendre la distinction de François Dosse, la personnalité de Cocteau, avec ses oppositions de fond, ne saurait illustrer à contretemps l’âge héroïque de la biographie (qui va de l’Antiquité à l’époque moderne), faute de fournir un modèle moral sans mélange[18]. Mais elle n’est pas, dans l’ouvrage de Mattiussi et Rivière, exempte du déterminisme et de la grandeur que procure l’adhésion à la « conception vocationnelle de l’art[19] », faisant du créateur, à l’ère démocratique et méritocratique, un élu destiné à faire fructifier des biens esthétiques, au lieu des valeurs mercantiles en cours. En dépit de ses compromis avec la société, qui dénaturent quelquefois son sens du sacrifice au sacerdoce artistique, Cocteau propose à la postérité un exemple de vie poétique sans renoncement au monde, à l’écume des jours comme aux feux de l’actualité. Dès lors, le récit imagé de son existence épouse en mineur, dans les limites du genre concerné, les orientations de la biographie herméneutique (selon la dénomination de Dosse), qui interroge la complexité d’une célébrité, ici culturelle, jusque dans son quotidien, ses petitesses et ses contradictions, sonde les complications des liens entre le singulier et le collectif, et délivre une enquête sur la variété identitaire de l’individu, fût-il l’auteur d’un univers de formes reconnaissables entre toutes.


[1] Voir Jean-Jacques Kihm, Elisabeth Sprigge et Henri C. Béhar, Jean Cocteau : l’homme et les miroirs, Paris, La Table ronde, 1968 ; et Philippe de Miomandre, Moi, Jean Cocteau, Paris, J.-C. Godefroy, 1985.

[2] Voir Claude Arnaud, Jean Cocteau, Paris, Gallimard, 2003.

[3] Laureline Mattiussi et François Rivière, Cocteau. L’enfant terrible, Paris, Casterman, 2020. Afin d’alléger l’annotation, nous adopterons désormais l’abréviation suivante : CET, suivie de la pagination concernée, pour toutes les références à cet ouvrage.

[4] Voir José-Louis Bocquet et Catel Muller, Kiki de Montparnasse, Paris, Casterman, 2007 ; Edmond Baudoin, Dalí, Paris, Dupuis, 2012 ; ou encore Julie Birmant et Clément Oubrerie, Pablo, Paris, Dargaud, 4 tomes, 2012-2014.

[5] Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola [1971], repris dans Œuvres complètes, édition d’Éric Marty, Paris, Le Seuil, 2002, tome III, p. 706.

[6] José-Luis Diaz, L’Homme et l’œuvre, Paris, PUF, 2011, p. 110.

[7] Jean Cocteau, « Miss Aérogyne, femme volante », Vocabulaire [1922], repris dans Œuvres poétiques complètes, sous la direction de Michel Décaudin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 303.

[8] Jean Cocteau et André Fraigneau, Entretiens [1965], Monaco, Éditions du Rocher, 1988, p. 23.

[9] Roger Stéphane, Portrait-souvenir de Jean Cocteau [1964], Paris, Tallandier, 1989, p. 61.

[10] Pour la réaction de Jean Gabin, accompagnée de Marlène Dietrich, lors de la projection privée à Saint-Maurice, voir Jean Cocteau, Le Passé défini, tome III : 1954, édition de Pierre Chanel, Paris, Gallimard, 1989, p. 169-170.

[11] Ce dessin appartient à la série « Raymond Radiguet ».

[12] Comparer notamment les deux premiers dessins avec les originaux reproduits dans Cocteau, Paris, Centre Pompidou, 2003, p. 322-323.

[13] Jean Cocteau, « Le Parquet rouge », Opéra [1927], repris dans Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 540.

[14] Voir Aubrey Beardsley, « La récompense de la danseuse », « J’ai baisé ta bouche Iokanaan », « L’apothéose », dans Oscar Wilde, Salomé [1894], Toulouse, Éditions Ombres, 1992, p. 85, 87 et 89.

[15] Voir Jean Cocteau, Opium [1930], repris dans Romans, Poésies, Œuvres diverses, édition de Bernard Benech, Paris, Le Livre de poche, collection « La Pochothèque », 1995, p. 635.

[16] Voir Jean Cocteau, Le Testament d’Orphée [1960], repris dans ibidem, p. 1343-1352.

[17] Il s’agit ici de la transposition de la rencontre des deux Cocteau, dans la Rue Obscure de Villefranche-sur-mer, devant la chapelle Saint-Pierre (voir Le Testament d’Orphée, op. cit., p. 1355).

[18] Voir François Dosse, Le Pari biographique, Paris, La Découverte, 2005.

[19] Gisèle Sapiro, « La vocation artistique entre don et don de soi », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 168, 2007, p. 7.

Pour citer cet article

Serge Linarès, "D’une biofiction graphique", Cahiers JC n°19 : Cocteau en fiction(s), [en ligne], 2021, 9p, consulté le 24/04/2024, URL : https://cahiersjeancocteau.com/articles/dune-biofiction-graphique/