Compte-Rendu

Michel Collomb, David Gullentops et Pierre-Marie Héron (dir.), Cocteau d’une guerre à l’autre, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection « Interférences », 2019, 257 p.

L’ouvrage Cocteau d’une guerre à l’autre est un recueil de douze articles sur la production et le positionnement de Cocteau durant les deux guerres mondiales. Pour des raisons différentes, il importait de revenir sur ces deux périodes dans les études coctaliennes : d’une part, le centenaire de la Grande Guerre a été l’occasion de nouvelles études et publications qui ont enrichi l’approche de l’œuvre de Cocteau, d’autre part, bien qu’on ait longtemps privilégié les œuvres portant sur la Seconde Guerre mondiale, un jugement commun et hâtif a eu tôt fait de catégoriser Cocteau comme un mondain loin des considérations de ses contemporains, et un partisan de la cause allemande par son « Salut à Breker » publié dans Comoedia en 1942 et interprété par beaucoup sans autre forme de procès comme un « Salut à Hitler ». Ce sont ces manques et ces mécompréhensions que cet ouvrage veut corriger, par une approche des faits historiques, des discours et des œuvres : le journal Le Mot, le spectacle Parade, les grands poèmes de guerre Le Cap de Bonne-Espérance et Discours du grand sommeil, le roman Thomas l’imposteur, les adresses aux jeunes écrivains, les textes sur la chanson, le recueil Allégories, la pièce La Machine à écrire, le film L’Éternel Retour.

Après une introduction bien détaillée, donnant une vue d’ensemble de l’ouvrage et expliquant, dans ses grandes lignes, la vie de Cocteau au cours des deux guerres, l’évolution de ses positions, de son engagement dans la Grande Guerre à son pacifisme, le livre se compose de deux parties chronologiques : la première sur l’œuvre de Cocteau pendant la Grande Guerre, la seconde sur Cocteau sous l’Occupation.

La première partie s’ouvre sur l’article de Michel Collomb, évoquant l’amitié de Cocteau et Morand, qui montre bien par comparaison les positions de ces deux jeunes artistes et écrivains qui vécurent différemment le conflit. Michel Collomb explique ainsi l’attitude de Cocteau qui a souvent paru futile et scandaleusement légère : celle d’un homme de théâtre qui devait présenter les événements sous cet éclairage de farce pour ne pas succomber sous la douleur. Le deuxième article d’Éléonore Antzenberger et Yoan Vérilhac s’intéresse au personnage de Herr Ebel que Cocteau créa dans le journal Le Mot en 1915, à partir des Eugènes du Potomak, comme un moyen de mettre en valeur la mutation médiatique du poète et un double emploi du langage entre l’atténuation de l’hermétisme et du symbolisme de l’œuvre et le maintien des connivences culturelles avec un public cultivé. Serge Linarès, quant à lui, montre l’évolution de l’écriture poétique de Cocteau, de son statut de poète et de son rapport à l’écriture à l’épreuve de la guerre entre Le Cap de Bonne-Espérance et Discours du grand sommeil : d’une épopée qui chante la grandeur de la condition humaine, Cocteau ne garde que le format pour s’effacer devant ce dont il est témoin : la guerre et la mort. Son pacifisme remplace ainsi peu à peu le nationalisme qui l’animait au début de la guerre. Dans l’article suivant, s’appuyant sur une grande variété d’exemples, Alexis Buffet s’intéresse à l’influence américaniste ambigüe sur l’œuvre de Cocteau, dont l’écriture reflète la fascination esthétique et une rapide défiance idéologique qui anticipe le virage antimoderne et montre la part patriotique de Cocteau. Enfin, cette première partie s’achève sur l’article de Nicolas Bianchi qui a pour but d’expliquer l’emploi de l’expression humoristique parfois déroutante de Cocteau en période de guerre : l’humour de l’artiste exprime ainsi la légèreté nécessaire pour affronter l’horreur du conflit, mais le dénonce aussi par un rire parfois morbide ou grinçant.

Jean Touzot ouvre la deuxième partie et permet de replacer Cocteau dans un contexte affranchi des préjugés qui le poursuivent en puisant ses sources dans son Journal de 1942-1945. Le positionnement ambigu de Cocteau ainsi que ses relations sont expliqués et mettent en lumière non seulement les paradoxes de l’artiste, mais aussi ceux d’une époque tourmentée. L’article d’Audrey Garcia suit cette démarche d’explicitation du positionnement de Cocteau dans la sphère artistique et littéraire, en montrant la difficulté de Cocteau à définir sa place, se voulant à la fois leader d’une nébuleuse artistique qu’il veut fédérer chez les jeunes, et pleinement participant, comme elle le montre très bien, dans son « Adresse aux jeunes écrivains ». La question importante de la difficulté de se positionner face à la double censure allemande et vichyste est aussi abordée par Audrey Garcia qui explique bien l’ambiguïté des relations de Cocteau avec le milieu artistique allemand. Enfin, l’article montre l’évolution du dialoguiste au poète de cinéma, recherchant dans cet art à atteindre un public plus large, comme la mutation de son écriture l’avait déjà montré auparavant. Dans la continuité de cet article, Pierre Marie-Héron s’attèle à la tâche délicate d’expliquer les relations de Cocteau avec le « Rideau des jeunes », troupe de théâtre dont font partie de jeunes maurassiens : cet exemple illustre parfaitement la pensée de Cocteau qui distingue par principe littérature et politique. C’est bien un poète « inactuel » face à « l’actualité », comme le montre très bien Yuki Taguchi dans son article sur Allégories : Cocteau, influencé par Nietzsche, se sert de l’écriture allégorique pour définir le rôle du poète en temps de guerre, qui parle de son temps sans y faire référence et demande au lecteur d’être capable de déchiffrer son œuvre. L’article suivant est intéressant à ce sujet, car en étudiant les textes de Cocteau sur la chanson, David Gullentops part du constat que la chanson reflète immanquablement l’évolution et les transformations de la société, ce qui présente un Cocteau confronté à son temps, et surtout à l’Occupation, mais qui tient aussi à l’idée de l’inactualité de l’œuvre non pas comme une incapacité à correspondre à son époque, mais plutôt comme une correspondance possible à toutes les époques. Les deux articles qui suivent se détachent ainsi des considérations politiques pour étudier, selon une approche dramaturgique pour Danielle Chaperon et génético-esthétique pour Fanny Van Exaerde, le théâtre et le cinéma de Cocteau : Danielle Chaperon cherche ainsi à comprendre l’échec de La Machine à écrire selon l’ouvrage de Pierre Bayard[1], tandis que Fanny Van Exaerde analyse les versions du scénario de L’Éternel Retour et montre par de nombreux exemples l’aspect à la fois actuel et inactuel de ce film sorti sous l’Occupation, ayant pour but de permettre au public français de s’évader d’un quotidien éprouvant en modernisant et universalisant la légende de Tristan et Iseult.

L’intérêt de cet ouvrage, outre ses recherches novatrices, réside tout d’abord dans la variété des approches qui permet ainsi d’aborder les discours et les œuvres dans leur contexte, mais aussi selon leurs qualités esthétiques et littéraires. Cocteau est ainsi mis à l’épreuve de son temps, sans pour autant que soient perdues de vue les spécificités et l’analyse interne de ses œuvres, comme le fait par exemple Fanny Van Exaerde au sujet de L’Éternel Retour en s’attachant à mettre en valeur le thème coctalien du rêve. La progression même des articles tend à mettre en évidence « l’inactualité » de Cocteau déjà en germe dans la Grande Guerre, et qui peut être définie comme une quête d’une esthétique universelle qui puisse toucher toutes les époques. Il faut saluer aussi dans cet ouvrage le souci de prendre en compte toutes les formes artistiques et littéraires, même si l’on déplore le manque d’illustrations qui obscurcit la compréhension de l’article sur le personnage d’Herr Ebel dans Le Potomak et le journal Le Mot (seule une illustration figure dans l’ensemble du livre). Par ailleurs, l’ouvrage est conscient de ses limites et fait lui-même remarquer qu’il manque à cette recherche sur la posture de Cocteau pendant l’Occupation l’étude d’œuvres majeures telles que la pièce L’Aigle à deux têtes créée en 1946, et le poème épique Léone publié en 1945, auquel fait rapidement allusion Yuki Taguchi à la fin de son article. Mais ces faiblesses sont moindres par rapport à l’enrichissement apporté quant à la compréhension de Cocteau et de son œuvre, et l’effort d’objectivité présent dans chaque article pour expliquer la posture et les relations parfois douteuses et difficilement compréhensibles de Cocteau pendant la Seconde Guerre mondiale est l’une des spécificités de cet ouvrage. C’est pour cette raison qu’il enrichit non seulement les études coctaliennes, mais peut intéresser aussi les historiens qui étudient cette période pétrie de paradoxes dont la vie et l’œuvre et de Cocteau sont un reflet parlant.

En définitive, il convient de saluer la rigueur de cet ouvrage et de lui souhaiter une attention méritée de la part de la recherche coctalienne, mais aussi d’un public plus large s’intéressant à la période, et à l’éternelle question des rapports entre l’artiste et son temps.


[1] Bayard Pierre, Comment améliorer les œuvres ratées ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 2000.

Pour citer cet article

Eléonore Mermet, "Compte-Rendu", Cahiers JC n°18 : Filiations, [en ligne], 2020, 4p, consulté le 08/05/2024, URL : https://cahiersjeancocteau.com/articles/compte-rendu_cahiers18/