Jean Cocteau, poète critique – compte-rendu

Jean Cocteau, Écrits sur l’art, édition présentée et annotée par David Gullentops, Paris, Gallimard, collection Art et Artistes, 2022, 400p.

Les critiques jugent les œuvres

et ne savent pas qu’ils sont jugés par elles.

Jean Cocteau

De la poésie à la critique, il n’y a qu’un pas. C’est ce que révèle cet ouvrage qui parcourt d’un œil pur, sous le prisme de ses écrits sur l’art, la carrière éclectique de Jean Cocteau façonnée par la recherche d’un langage minimaliste dans une poésie limpide, pleine d’images et exempte, comme sa prose ou son dessin, de tout ornement.

Impeccable, pourvue de notices roboratives et d’une iconographie soignée, l’édition des écrits sur l’art de Cocteau par David Gullentops, professeur de littérature française à l’Université de Bruxelles (VUB), s’impose déjà comme un opus incontournable, à mi-chemin entre l’anthologie et l’analyse scientifique. Un ouvrage raisonné, en somme, qui donne à voir comment Cocteau a révolutionné la critique d’art. En se refusant à l’exposé technique et théorique, il a fondé une discipline qu’il qualifiait de poésie critique. « Je me refuse au genre de critique moderne qui consiste à s’émouvoir en racontant des souvenirs ou bien à employer le pathos ridicule du technicien », écrit-il. Sa critique est en effet perspicace, jamais froide, analytique ou raisonneuse, mais conversation, échange. Elle s’abandonne volontiers à l’humour, à l’anecdote, à l’esprit de la contradiction, à l’aphorisme. La critique devient, de la sorte, un autre « véhicule » que la poésie peut emprunter pour s’exprimer. En abordant l’art, qu’il soit de peintres, de sculpteurs, de photographes, de couturiers, de décorateurs de théâtre, de joaillers ou de caricaturistes – pour se limiter dans ses écrits sur l’art –, Cocteau enseigne que les arts sont des vases communicants et qu’il n’y a rien d’étrange ni d’inconséquent à employer différents véhicules pour s’exprimer. Ce n’est pas non plus l’un des moindres mérites de Cocteau que d’avoir largement réinventé la synthèse des arts, cette vieille idée de Wagner (Gesamtkunstwerk), revendiquée désormais par les artistes du XXIe siècle. Expérimenter diverses techniques et les formes qui en découlent révèle sa vision unitaire de l’art. Cocteau excelle en effet dans l’interaction entre les pratiques artistiques et littéraires – la transfiguration en images d’un texte et vice-versa –, l’absorption et le recyclage des unes par les autres, le passage continu des unes aux autres. S’il est une leçon éthique à retenir de son œuvre, c’est celle de la liberté.

Grâce à un travail d’investigation et de recherches minutieuses, amorcé il y a environ quatre ans, et au recours systématique aux sources primaires, à savoir les manuscrits, les dactylogrammes et les épreuves de Cocteau, David Gullentops nous invite à partir à la découverte de l’œuvre altruiste, si l’on peut dire, du poète français. Celle où l’auteur met son talent au service de la gloire de ses pairs.

En premier lieu, ce sont les maîtres du passé envers lesquels il se sent redevable parce qu’ils ont forgé son goût et aiguisé son œil : le Greco, le Douanier Rousseau, Watteau, Toulouse-Lautrec, Cappiello, Vermeer, Cézanne, Tiepolo, Rembrandt, de Vinci, Van Gogh, Morisot, Ingres, Delacroix.

En deuxième lieu, il s’agit de compagnons de route, ses contemporains de l’avant-garde, qui lui ont enseigné à « courir plus vite que la beauté » parce que « celui qui court moins vite que la beauté ne fera qu’une œuvre médiocre », tandis que « celui qui court plus vite que la beauté, son œuvre semblera laide, mais il oblige la beauté à le rejoindre et alors, une fois rejointe, elle deviendra belle définitivement ». Picasso, Braque, Gleizes, Dalí, Delaunay, Modigliani, Dufy, Matisse, Lipchitz, Picabia, Man Ray et Chirico font, entre autres, partie de cette deuxième catégorie. Cocteau était de ces hommes d’influence qui ont le génie de fédérer leurs contemporains, de les faire se rencontrer en même temps qu’ils produisent une œuvre propre. Et sur ce terrain il a croisé tous les grands artistes de la scène intellectuelle et parisienne, faisant fi des générations, des styles et des disciplines artistiques. Or, la dette de Cocteau envers ceux-ci est infiniment plus subtile : ils ont consolidé chez lui le vocabulaire nouveau de l’avant-garde et de la modernité, l’éloignant définitivement d’un goût fin de siècle, conformiste, creux. À leur contact, Picasso en tête, il apprend la fermeté du trait continu. Avec Matisse, il partage les mêmes aspirations à une expression primitive du dessin. Cette influence assiéra le style personnel de Cocteau jusqu’à ses poèmes, comme Le Cap de Bonne-Espérance (1919) où se manifeste dans l’écriture une équivalence du cubisme pictural. La typographie spéciale de ses publications où les mots ressemblent à des collages dote l’écriture d’un pouvoir visible et, dans une certaine mesure, audible en raison de la musicalité des mots traités comme des notes. Pareillement avec les dessins du Potomak (1919) se manifeste l’influence d’un cubisme expressionniste à la manière de Gleizes. Ces dessins éloignent Cocteau de l’élégante schématisation décorative vers laquelle il inclinait jusqu’alors. Écrivant sur ces artistes, Cocteau entre en effet dans la bonne école. Il n’en demeure pas moins que l’œuvre graphique de Cocteau porte souvent l’empreinte tantôt de sa réflexion critique sur ces peintres, tantôt de l’influence qu’il subit d’eux. Ira-t-on jusqu’à affirmer que la syntaxe plastique des peintres amis trouve chez Cocteau une équivalence littéraire ? Quoi qu’il en soit, une mue, c’est-à-dire une conversion, une renaissance, a pu se produire, à cette époque, chez le jeune poète au contact de ces artistes.

Bien entendu, on ne saurait contester certaines limites. Ainsi par exemple, jamais Cocteau ne s’est lancé dans la monumentale aventure chromatique d’un Bonnard. Quel que soit l’inimitable éclat de son trait, il n’aura pas tenté les tours de force réussis par Picasso : celui de révolutionner la forme en brisant à la fois la convention perspectiviste de la Renaissance et la norme classique du corps humain. Le mérite et la particularité de Cocteau sont ailleurs. Avant toute chose il était un poète et donnait à ce mot, avec raison, un sens infiniment plus étendu que celui d’auteur d’ouvrages en vers. Un poète, c’était pour lui un créateur d’univers qui, par ses charmes et ses incantations, éclaire, au-delà des apparences, le mystère et la beauté cachée du monde. La poésie était pour lui moins un art de dire qu’une manière d’être.

En troisième lieu, l’ouvrage contient les témoignages de soutien aux jeunes créateurs que Cocteau a considérés comme des précurseurs dans leur domaine ou tout simplement parce qu’ils étaient ses amis : Bérard, Harold, Bellmer, Clergue, Buffet, Mathieu, Moretti… On remarquera que pour cette troisième catégorie la sélection de David Gullentops est drastique, sévère. Certes, un essai d’inventaire des écrits sur l’art de Cocteau recense à ce jour quelque 350 entrées parmi les mille estimées, dispersées dans ses propres écrits ou restées inédites et il fallait bien entendu opérer une sélection. Or, David Gullentops n’a retenu que les quelques noms qui ont marqué leur temps et qui sont restés célèbres à notre époque. Il a passé sous silence les innombrables écrits de Cocteau sur l’art de petits maîtres ou d’artistes mineurs, voire médiocres, en faisant valoir qu’il s’agit de considérations générales s’inspirant largement des textes majeurs présents dans l’ouvrage.

S’il est vrai que cette sélection protège la postérité de Cocteau, il n’en demeure pas moins qu’elle occulte la légendaire gentillesse de celui qui affirmait qu’il savait mieux faire l’amitié que l’amour. Tout Cocteau est pourtant là :

Je préfère mille fois, dit-il, ce qu’on nomme « mes faiblesses », préfaces, lettres préfaces, dessins sur les couvertures de livres de poèmes, saluts de bonne chance à des jeunes, que la réserve, l’austérité, le style de Breton qui arrive à n’avoir plus autour de sa personne que des enfants de troupe du surréalisme et quelques spectres amers. […] Il faut être assez riche pour signer tous les livres qu’on nous apporte et les livres d’or qu’on nous présente et ne pas opposer à ces demandes les lointains refus de Gide. Pour qui donc se prennent-ils et ne savent-ils pas que noblesse oblige ?

(Le Passé défini, 1956)

Que restera-t-il alors de ces autres écrits sur l’art déjà absents de la compilation effectuée par David Gullentops ? Cocteau lui-même a répondu à un journaliste qui lui demandait pourquoi il accorde son patronage à tant d’organisations mineures et pourquoi il écrit autant de textes sur des artistes souvent inconnus : « Par gentillesse, je m’en accuse » et il avoue, non sans humour, en marge de l’un de ses textes: « Exemple type des bêtises que le cœur nous oblige à faire à contrecœur. (Je n’ai jamais vu de toiles de ce peintre. Mais Doudou me l’a demandé pour un de ses camarades malheureux) ». Au demeurant, il est vrai que certains écrits sur des peintres sont répétitifs sans grand intérêt. Peu importe. Soutenir quelqu’un sans ne rien attendre de sa part, c’est d’abord aimer et c’est bien suffisant.

Et puis il y a naturellement les représentants de courants artistiques à propos desquels Cocteau ne s’est jamais exprimé : les artistes de l’abstraction et surtout de l’art conceptuel où l’œuvre en tant que telle disparait au profit de l’idée de ce qu’elle aurait pu être. On remarquera cependant dans le film Orphée (1950) une amusante séquence à ce propos. Orphée hausse les épaules avec agacement lorsqu’un des intellectuels du « Café des Poètes » lui montre un recueil intitulé Nudisme qui n’est composé que de feuilles blanches. Y a-t-il une meilleure critique à ce que, plus tard, on nommerait l’art conceptuel ? C’était sûrement à l’époque une espèce de réponse à Duchamp. Cette « période sans cœur » devenue depuis prédominante effrayait beaucoup Cocteau dont l’œuvre graphique est tout entier consacré à la représentation de la figure humaine.

Savamment documenté, le livre de David Gullentops constitue non seulement une anthologie des articles, préfaces, hommages et études monographiques que Cocteau a consacrés aux artistes qu’il a côtoyés et admirés, mais démontre que finalement Cocteau ne s’est trompé ni dans le choix des créateurs qu’il a soutenus ni dans sa propre création artistique. Défendre une telle idée n’est pas un mince service rendu et à Cocteau et à l’histoire de l’art qui renâcle encore aujourd’hui à exposer notre poète dans les musées sous prétexte qu’il est inclassable ou, pire, un touche-à-tout. Or, selon Jean Cocteau,

une œuvre doit être un objet difficile à ramasser. Elle doit se défendre contre les attouchements vulgaires, les tripotages qui la ternissent et la déforment. Il ne faut pas savoir par quel bout la prendre, ce qui gêne les critiques, les agace, les pousse à l’insulte, mais préserve sa fraîcheur. Moins elle est comprise, moins vite elle ouvre ses pétales et moins vite elle se fane. Une œuvre doit prendre contact, fût-ce par le malentendu, et cacher ses richesses, qui se livreront peu à peu et à la longue. Une œuvre qui ne garde pas le secret et se donne trop vite risque fort de s’éteindre et de ne laisser d’elle qu’une tige morte.

Par ailleurs, l’amateur qui connait l’œuvre coctalienne l’aura vite compris : parlant de l’art des autres, Cocteau ne cesse de se regarder en réalité dans le miroir. Ses écrits sur l’art ne sont qu’un essai de critique indirecte de la même manière qu’il affirme que « les peintres peuvent peindre une nature morte, un visage, un paysage, c’est toujours leur portrait qui en résulte ». En prenant la défense d’un artiste, Cocteau médite sur sa propre esthétique et sur sa propre éthique. L’effet miroir, si cher au poète, confère un double prix à ses écrits sur l’art, puisqu’ils nous renseignent à la fois sur l’œuvre de chaque artiste et sur les préoccupations fondamentales de Cocteau : la fascination pour le sommeil assimilé à la mort et pour ses paysages intérieurs, l’exploration de « la nuit du corps humain » et du mécanisme du rêve, les noces du conscient et de l’inconscient, la vitesse immobile, la complicité des dieux et des hommes, le cri qui façonne le silence, l’érotisme, la fatalité. À titre d’illustration, prenons l’exemple du texte sur Giorgio de Chirico.

Subtil et sans nommer les surréalistes, Cocteau emploie le cas du peintre italien pour développer ses propres analyses anti-freudiennes, sur le rôle de l’inconscient, du rêve et de la sexualité, terrain d’élection pourtant du groupe surréaliste :

En décrivant ses rêves, on retombe dans l’erreur qui consistait, en 1916, à décrire les machines. […] La peinture impressionniste était ennuyeuse, faute de secrets, et la peinture d’aujourd’hui décevante parce qu’elle porte ses secrets à l’extérieur. […] Je félicite Chirico de composer avec les procédés du sommeil au lieu de copier du sommeil.

Obsédée au contraire par Freud et par l’automatisme, la bande surréaliste ne se rendait pas compte des références constantes aussi bien de Cocteau que de Chirico au sentiment nietzschéen du retour désespéré au monde de l’enfance. Chirico serait-il ainsi devenu, pour Cocteau, le cheval de Troie face à leur ennemi commun ?

Si l’on peut regretter le manque d’une liste exhaustive des écrits sur l’art de Cocteau dans la mesure où cette édition a retenu environ le tiers d’une production aussi abondante que circonstancielle, l’ouvrage a le mérite de redonner vie à la poésie critique de Cocteau, dispersée et peu connue, et de rendre hommage à ceux qui ont joué un rôle déterminant dans l’histoire de l’art. L’ensemble est accompagné d’un appareil critique exemplaire élaboré avec une rigueur scientifique et une précision inégalées, bref, reconnaissable, le sceau « David Gullentops ». Celui-ci non seulement offre au lecteur un état de chaque texte qui correspond à la volonté de Cocteau – les éditions précédentes étant parfois truffées d’erreurs – mais il parvient aussi à montrer la dynamique de réécriture dans l’œuvre de Cocteau et, par ricochet, l’importance de l’intermédialité pour qui souhaite aborder sérieusement le poète. C’est donc peu dire, enfin, que l’ouvrage répond à un horizon d’attente enflammé par l’impatience et la frustration.

Pour citer cet article

Ioannis Kontaxopoulos, "Jean Cocteau, poète critique – compte-rendu", Cahiers JC n°21 : Cocteau et les arts de la scène, [en ligne], 2023, 1p, consulté le 04/12/2024, URL : https://cahiersjeancocteau.com/articles/compte-rendu-4/