Le travail de Jean Cocteau pour le cinéma peut se lire comme une défense et illustration de l’insolite, dans la continuité de son commentaire écrit puis récité en voix-off pour son film contemporain Le Testament d’Orphée (1960), qui remplace pourtant le texte sur le plan visuel. De même, la Lettre aux américains écrite par Jean Cocteau en 1949 témoigne de la même recherche d’insolite à travers la phrase suivante, résumant l’opinion de l’auteur sur la caractère surprenant et unique du pays : « À New York, tout est paradoxe[1] ». La voix de Jean Cocteau peut influer de la même manière sur le documentaire de François Reichenbach L’Amérique insolite (1960) sorti en France en juin 1960 dont l’introduction, filmant une lettre manuscrite, repose sur la qualité particulière du grain et du rythme poétisant de la voix de Jean Cocteau et de son élocution. Ce film tourné entre 1957 et 1959 d’est en ouest des États-Unis a, selon son réalisateur, pour objectif de « […] prendre le citoyen américain depuis sa naissance jusqu’à sa mort et le suivre dans toutes les circonstances cocasses, burlesques, insolites de sa vie. ». Le film peut ainsi permettre la compréhension interne d’un fonctionnement artistique à travers le témoignage élégant et détaché d’un esprit profondément français par la tessiture d’une voix d’un homme déjà mûr mais conservant un enthousiasme enfantin dans le rythme. La tessiture et l’accent trainant et sophistiqué de Jean Cocteau marquent la délicatesse de son approche des objets esthétiques qu’il crée et commente, en tant qu’artiste mais aussi en tant que simple relais d’une inspiration et d’un enthousiasme créatifs. L’aspect profondément français, soit désinvolte et concis, de l’intervention de Jean Cocteau peut se comprendre à travers les remarques de Roger Vailland dans « Quelques réflexions sur la singularité d’être français », extrait de l’ouvrage Le Regard froid (1963) : « On peut définir ce qui est essentiellement français avec toutes les locutions qui ont libre pour racine[2]. »
Les multiples dimensions de la personnalité du poète sont utilisées par le film pour répondre à la complexité d’une présentation narrative ou d’un point de vue spécifiquement français dans un rapport mimétique de la voix avec les images. Le point de vue multiple de Jean Cocteau incorpore les dimensions de sérieux, d’artiste fantasque, d’amateur de curiosités et de nouveautés exotiques. L’insertion de la voix de Cocteau dans le film L’Amérique insolite de François Reichenbach se fait sous la forme d’un prologue dupliquant le sens et l’esthétique du film. Cette introduction est composée de formules pour caractériser une recherche de la grandeur dans la quotidienneté, de fraîcheur et de distinction désinvolte dans ce qui est filmé et dans la manière de le filmer. La poésie sociologique du film rappelle celle de La Voix humaine pouvant aussi s’entendre comme « voie humaine » à partir de l’utilisation du format large. Ainsi la voix-off présente dans le reste du film s’accorde avec les choix photographiques dans toute sa largeur et sa franchise, comme avec certaines formules cinglantes originales et élégantes de Cocteau. L’introduction agit alors comme recherche d’un équivalent visuel à l’introduction audio par des choix de montage et de cadrage permettant une vision d’ensemble large et décomplexée de la société américaine de 1960. La voix du poète se mélange à son texte dans cette introduction et anticipe le désordre fructueux du monde américain mis en relief par le film, stimulant en retour la voix créative du poète et du cinéaste observant de loin en admirant le désordre, avec un mélange de perplexité et d’admiration. Cette admiration est matérialisée notamment par des passages silencieux. Il s’agit d’un commentaire introductif cultivant une distance avec le film. Ce commentaire enregistré après le film lui sert d’ouverture pour noter et faire remarquer la dimension insolite du projet et de ce qu’il présente au spectateur. Par ailleurs ce commentaire a pour but de laisser le spectateur libre d’extrapoler, d’imaginer et de combler les manques du documentaire à partir de cette base de réflexions initiales stimulantes et inventives. La lecture en voix-off de son texte par Jean Cocteau accompagne l’image d’une feuille manuscrite présentant le texte filmé en deux plans successifs. Le texte dit et écrit est d’abord mis au niveau des autres images du film par le cadrage, laissant voir des ratures et une écriture visiblement rapide et déliée avec aussi la signature et l’étoile caractéristique du poète. Ce poète, Jean Cocteau, est la caution poétique de l’ambition du film qui le place d’emblée sous les auspices d’un regard à une certaine distance critique. Mais ce regard est surtout préoccupé de concision et d’élégance dans la présentation du film à venir. Le désordre que le film présentera possède ainsi une « beauté asymétrique » correspondant au style des dessins de Jean Cocteau et au format large du Dyaliscope parfois très près des corps et visages dans le film. Les cadrages permis par ce format large permettent d’élaborer des équivalences des gestes et poses des personnages. La largeur visuelle correspond aussi à la générosité et à la hauteur de vue des paroles de Cocteau, à l’aise avec l’exercice d’introduction et son format concis permettant d’aller à l’essentiel et de ciseler des formules décrivant le film à venir et le projet artistique y présidant, tout en prenant du recul par rapport à ce projet, en faisant la critique a priori par un mélange d’intuitions et de détachement souverain peut-être même sans avoir vu le film achevé, ni avoir eu pleinement connaissance de son scénario. Dans cet exercice Jean Cocteau manifeste surtout une propension et une capacité à tomber juste par le biais d’une intuition artistique forte de ce que sera le film, en tant que premier spectateur attentif et commentateur privilégié, car en mesure d’entrer en sympathie avec le film sans analyse longue ou extensive. Au contraire le commentaire se déploie en manifestant une forme d’osmose artistique entre un film et un poète/commentateur s’exprimant en spectateur libre et également en tant que poète, c’est-à-dire en spécialiste de la nature humaine et de sa représentation artistique. Les plans du film changeant parfois de focale, parfois cadrés de biais, s’adaptent à la démesure contrastée et à l’échelle variable du pays visité dans le film, comme la musique de Michel Legrand oscillant entre jazz et style symphonique avec des accents alternativement plaintifs et enjoués singeant le rock américain de 1960, et à la voix de Jean Cocteau présente dans le prologue. Le rythme et l’élocution clairs et chantants de Jean Cocteau sont les signes d’une verdeur et d’une jeunesse prolongée, qui est l’un des thèmes principaux du film, observant la jeunesse américaine avec circonspection et bienveillance, s’amusant discrètement de ses incongruités tout en les acceptant sans arrière-pensées en posant sur elles un regard d’étranger avide d’apprendre mais en restant peu impliqué dans les activités humaines dépeintes et l’environnement urbain et naturel qui présentent au cinéaste un défi descriptif.
La voix et le texte de Jean Cocteau sont utilisés par le film dans un travail de mise en scène ou en ondes de la voix du poète. L’enregistrement de 1960 plaqué sur le film donne une qualité lointaine au commentaire de Jean Cocteau repris et modifié par les relais d’autres voix de commentateurs au cours du film. Ainsi la voix de Cocteau entre en connexion avec des perturbations sonores constantes dans une direction de voix ayant une dimension radiophonique. La voix du poète semble s’entendre depuis l’Olympe et ses accents chevrotants étudiés avec art prennent par instant une allure lointaine alliée à un registre de langue soutenu quant aux expressions utilisées. Ainsi en mimant un style antique le commentaire prouve l’importance de la mythologie grecque pour Cocteau notamment autour de la figure d’Orphée récurrente dans son œuvre. Mais en même temps la voix est un précurseur des bruits modernes du trafic automobile et des transports bruyants présents dans le film. Ces bruits sont des occasions et des équivalents aux ruptures dans le flux de la voix mais aussi un apport de texture moderniste du son supprimant beaucoup de détails d’ambiance afin de se concentrer sur les visages, les meilleurs exemples d’éléments esthétiques surprenants. Le film élabore des formes de mise en rapport d’images et de texte au moyen de la voix humaine d’un rhapsode. En effet le commentaire est rhapsodique au sens de discours d’un récitant, d’un commentateur mais aussi de voix morcelée et d’inspiration soutenue par des inventions et réinventions formelles continuelles. Durant le reste du film les réinventions sont sociales. Le film les collectionne et les égraine en grands épisodes équilibrés dans leur longueur et leurs sauts géographiques à travers les États-Unis, dans un voyage de découverte d’ouest en est au cours du film. Le grain et le timbre de la voix de Jean Cocteau produisent un effet une syncope dans le rythme du film commençant et une séparation de l’enregistrement particulier du son avec celui des images, devenant une forme de musique humaine personnelle. Le commentaire révèle ainsi la personnalité évidente d’une voix reconnaissable et célèbre dans le milieu culturel français de 1960 afin d’établir un contraste avec l’inédit et l’impersonnalité des événements et figures présentes dans le documentaire. En effet, Jean Cocteau est l’un des parrains du mouvement du renouveau artistique de la Nouvelle Vague dès 1959. Le documentaire adopte une position surplombante et omnisciente, qui est également celle du récitant du commentaire au cours du film et celle du cinéaste contrôlant les divers éléments du film tout en favorisant la surprise dans leur disposition. Ainsi le cinéaste laisse les personnes filmées libres d’évoluer dans leur environnement naturel et d’apporter toutes les surprises possibles à travers l’évolution de leurs corps dans un espace et de leurs particularités culturelles étonnantes. Ce sont ces particularités que Cocteau souligne et veut cultiver dans la continuité de son travail de dramaturge, mêlant les problèmes contemporains et la mythologie grecque pour atteindre à une forme inédite, surprenante et en même temps parfaitement équilibrée entre l’immobilité et le mouvement.
Il y a un passage du corps et de l’esprit du poète à sa voix, inscrite dans le corps du film à travers le mixage et l’adéquation ou la distance entre son texte et le déroulé du film. En effet, le film ne se limite pas à l’enregistrement de la voix du poète mais l’intègre dans l’ensemble esthétique particulier et cohérent du film. Un ensemble de réflexions poétiques en voix-off témoigne d’une intuition de la nature profondément novatrice de cet exemple de la Nouvelle Vague du cinéma français dans le domaine du documentaire, mouvement défendu par Jean Cocteau dès son soutien à François Truffaut à l’occasion de la présentation cannoise des 400 coups en 1959. Le film utilise des images documentaires, sélectionnées pour leur représentativité d’une forme d’insolite spécifiquement américaine quant aux activités, à l’environnement naturel et urbain ou encore quant aux particularités physiques rassemblées, comme par exemple durant la séquence dans laquelle des personnes âgées se retrouvent à prendre la pose sur un banc dans un parc d’attractions. Cela se produit avec le film dans son ensemble ou bien lors du moment particulier d’un prologue, à la fois partie intégrante et séparé du reste du film, lui donnant un éclairage extérieur et participant à sa richesse thématique et esthétique, allant dans différentes directions esthétiques mais restant en même temps centré sur la voix du poète. Ce dernier a une position à la fois intérieure et extérieure dans une temporalité d’inspiration classique cherchant à toucher à l’éternel, l’ancien devenant le nouveau dans une forme de classicisme hors du temps. Cette dimension classique de l’introduction contraste avec l’autre voix-off du commentateur d’actualité au cours du film relevant a posteriori la nouveauté des mœurs américaines dépeintes au présent, par exemple pour ce qui est des environnements touristiques ou bien pour des événements étonnants tels que le rodéo des prisonniers, l’enregistrement d’une séance de mannequinat sur une plage californienne ou encore la documentation d’une convention de jumeaux. Le film de Reichenbach possède une position anticonformiste identifiée et défendue dans le film par Jean Cocteau parlant de « l’étrange beauté dissymétrique du visage humain » (dissymétrique par rapport à l’idéal grec). D’autres expressions telles que « le singulier opposé au pluriel » révèlent l’éloge par Cocteau des excès et désordres merveilleux observés par le film dans la société américaine, avec une désobéissance instinctive aux règles. Cela marque un refus de l’uniformisation stérile en termes directement artistiques et spatiaux : « nous sauve de la platitude ». Cette platitude tant redoutée peut être comprise comme le contraire de la surprise demandée mais aussi comme l’opposé d’une tridimensionnalité des corps et des espaces que Jean Cocteau cultive dans ses films autour de la statuaire grecque et que le film de François Reichenbach cherche dans la tridimensionnalité de sa présentation des hommes, des machines, des constructions et des paysages. Henri Langlois dans son article « Jean Cocteau et le cinéma » évoque le passage au cinéma du poète par une telle volonté de plénitude artistique : « Il est impossible que l’image soit totale si elle ne se rattache pas à la vie, si elle n’est pas concrète, si elle n’a pas son volume de sons[3]. »
Annexe
Photogrammes du prologue manuscrit et retranscription
Transcription :
Le film de Reichenbach prouve que ; malgré le robotisme, la tendance à la dépersonnalisation, la menace du pluriel, victorieux du singulier, l’invasion des casernes et de la symétrie synonyme de mort, il existe partout des surprises, des excès, des désordres merveilleux, bref une désobéissance instinctive aux règles, désobéissance qui nous sauve de la platitude et conserve du monde l’étrange beauté dyssymétrique du visage humain.
Jean Cocteau
[1] Jean Cocteau, Lettre aux américains, Paris, Grasset, 2003, p. 15.
[2] Roger Vailland, « Quelques réflexions sur la singularité d’être français », Le Regard froid, Paris, Grasset, 2007, p. 10.
[3] Henri Langlois, « Jean Cocteau et le cinéma », Trois cents ans de cinéma, Paris, Cahiers du cinéma-Cinémathèque française, 1986, p. 270.