« Salut bonne maladie » : Franck Venaille interprète du Requiem de Jean Cocteau

Ainsi c’est par la souffrance que l’on rejoint les autres hommes ?
Oui je le crois.
(Franck Venaille, Le Tribunal des chevaux).

Élaborer une œuvre en forme de testament poétique, où la fragmentation mémorielle parvient à être organisée grâce au recours à la métrique (un rythme « souvent octosyllabique ») et à une partition musicale, tel apparaît le dessein du « poème long » qu’est Le Requiem de Cocteau. Évoquant la prière qui introduit la messe des morts dans la tradition liturgique, le titre renvoie comme d’évidence à l’histoire de la musique, qui pour ce « genre » particulier irait de Roland de Lassus à György Ligeti. Cependant la sémantique funèbre ne devrait pas occulter le sens étymologique du substantif latin dont il provient, requies désignant d’abord la trêve, le repos. Déchiffrée durant la fluctuante convalescence que Cocteau vit en Engadine, cette œuvre entreprise au début de l’année 1959[1] trouve de fait sa source dans l’expérience de la maladie, qui le contraint à la réclusion, à une stase correspondant à « la vraie, l’inévitable solitude des poètes[2] ».

L’idée de la présente contribution fait suite à la lecture d’un court texte que Franck Venaille consacre à cette œuvre, dans un recueil d’essais intitulé C’est nous les Modernes [3]. Il se situe précisément dans le chapitre « Pas à pas », après l’évocation de la figure d’André Frénaud, et avant celle de Benjamin Fondane. Dans ce texte, Venaille insiste sur les lieux où Cocteau élabore sa dernière œuvre et réfléchit au motif de la halte qui rythme la structure du poème et l’imaginaire de l’homme malade, contraint à la position couchée. Complexe et foisonnant, Le Requiem n’a encore été que peu étudié par l’exégèse universitaire[4]. À sa parution, il est « assassiné » à la une de Combat par Alain Bosquet, lequel prétendit rétrospectivement avoir été « pressé par Cocteau de le couvrir de fleurs » — entreprise de boycott alors saluée par André Breton[5]. Or, au-delà d’être le poème le plus long écrit par Cocteau, Le Requiem est aussi le dernier livre publié de son vivant, ce qui lui confère une importance de premier rang dans la chronologie de la production coctalienne. En dépit du fait qu’il ait pu être composé sous la dictée de la maladie, notre auteur l’a lui-même analysé comme s’inscrivant de façon cohérente au regard de sa poétique : « même lorsque mon esprit n’exerçait aucun contrôle, ma main, elle, demeurait fidèle aux mécanismes prosodiques qui me sont propres. Aux rimes internes par exemple[6] ». En poète et écrivain, Venaille ne s’improvise pas herméneute des « signes d’encre[7] » du texte, mais apparaît comme un interprète jouant à son tour la partition de ce témoignage brillamment composite sur la maladie. L’occasion pour nous de mettre en évidence ce qui au sein de ce dialogue permet d’approcher la singularité de cette œuvre, et par là, d’éclairer certains traits de la poétique venaillienne.

L’encre de la maladie

« Ainsi peut-on, malgré tout, se trouver dans un tel lieu mythique et mourir[8] ! », s’exclame Venaille en pensant au village de Sils Maria. C’est que le séjour de Cocteau en Engadine complète le panthéon littéraire des écrivains qui y résidèrent. Friedrich Nietzsche, Rainer Maria Rilke, Herman Hesse, Thomas Mann, Annemarie Schwarzenbach, Max Frisch, Paul Celan parmi les écrivains seulement, en font partie ; à cette majorité germanique il faudrait ajouter les noms de Marcel Proust et de Pierre Jean Jouve. Franck Venaille s’y rendit lui aussi, à l’instar de ses aînés, afin profiter des vertus thérapeutiques du canton des Grisons. Cette mythologie littéraire se caractérise par ce fait : pour une part importante d’entre les écrivains mentionnés, ces séjours étaient censés venir soulager, voire remédier à une santé physiologique défaillante. Cocteau pour sa part entreprit la phase considérable de relecture de l’œuvre lors de cette villégiature curative, et ce dans les conditions auxquelles il était astreint par la maladie[9]. Si Cocteau, malgré la présence d’une intertextualité profuse, n’insiste pas sur cette généalogie dans Le Requiem, l’on doit noter que le spectre de « l’infatigable chamois Nietzsche[10] » plane sur le livre. La citation tirée du Gai Savoir mise en exergue oriente la lecture du poème et indique que l’on se trouve face à une œuvre qui parachève et dénoue une existence, et ce par le recours à la poésie : « C’est justement la volonté de se délivrer de l’utile qui élève l’homme au-dessus de lui-même[11]. » Un tel leitmotiv, tout en faisant allusion à l’activité créatrice et à la transcendance qui semblerait pouvoir en résulter, signale que le passé du jeune Cocteau, « entré dans la poésie comme on entre dans les ordres[12] », sera fatalement mis à distance par cette expérience de la solitude. Venaille évoque le renversement qui résulte des conséquences de l’hémorragie dont a été victime l’écrivain des Portraits-Souvenir :

Ainsi l’homme couché, éloigné à jamais des mondanités, des jeux équivoques avec l’écriture, du brillant facile, jette ses forces ultimes dans cette chambre d’Engadine. Il peine à se relire. Les mots se contorsionnent devant ses yeux. Qu’êtes-vous devenu, Jean, des nuits parisiennes[13] ?

L’avènement de la maladie signalerait ainsi l’atteinte d’un état-limite, bouleversant les habitudes physiques et corporelles de l’écrivain, de même que ses relations sociales. Nous voilà bien loin du Cocteau des salons et des cénacles après cet accès d’hémoptysie. Il survient — ironie du sort ? — alors que ce dernier s’apprêtait à rejoindre Paris pour assister à la première de la Voix humaine mise en musique par Francis Poulenc. Au sein du Requiem, le motif de la halte (au nombre de 14 au sein du recueil) cristallise cette conception, tout en insistant sur leur caractère illusoire, puisque le malade est censé se trouver reclus dans une chambre. L’idée de la halte, explique Cocteau dans sa préface, lui est venue « de ce que la route, entre Suvretta House et Sils Maria offre aux promeneurs des bancs de bois qui lui permettent de s’asseoir et de quitter les spectacles extérieurs pour ceux du souvenir[14] ». La topographie de la région où le poète se trouve, reconnue pour ses lacs et ses panoramas alpins est ainsi à l’inspiration de la structure du poème. Ce dernier est réparti en sept périodes — on pourrait dire, en bornes — émaillées de haltes, comme s’il s’agissait de décrire une longue randonnée parcourant les sentiers d’une mémoire profuse. On remarquera que le terme de « halte » partage avec celui de « requiem » le sens de repos, d’arrêt. Occasion de s’adonner à un exercice introspectif, la halte symbolise également, de façon plus générale, l’ensemble des stations (il y en a quatorze dans la Bible) de ce chemin de croix païen mis en scène par Cocteau. « Faire la planche sur le fleuve des morts[15] », telle est l’image choisie par l’auteur pour mettre en évidence la position couchée, l’horizontalité, marquant l’incertitude quant à la venue de la mort. À propos des haltes, Venaille joue quant à lui sur la proximité graphique des mots blancs et bancs, en remarquant que le dispositif typographique présent dans l’économie du poème fait écho à l’expérience de l’écriture manuscrite :

Moi, ce sont les blancs dans les pages de son carnet qui m’intéressent. On y voit l’expression d’une halte, d’un arrêt, d’un de ces moments où l’écriture travaille tant le corps qu’il faut que celui-ci stoppe sa marche et se repose[16].

C’est d’ailleurs une préoccupation récurrente qui affleure au sein de textes critiques où Venaille revient sur sa propre pratique d’écriture, valorisant « le rapport entre le blanc de la page et le mouvement réel du monde, son va-et-vient entre effervescence et plénitude[17] ». La métaphore de l’écriture comme marche, au-delà d’indiquer l’incidence que celle-ci a sur la composition du texte, peut revêtir une autre signification. En effet, dans le cas de Cocteau, il faut prendre en compte la souffrance corporelle qui résulte indirectement de ce travail de l’écriture. Dans La Difficulté d’être, la douleur devient vecteur de l’instauration d’une discipline : « Je tire de la douleur un bénéfice : elle me rappelle sans cesse à l’ordre ». Ailleurs encore c’est un « réflexe défensif contre le mal[18] » qui est dit occasionner l’écriture. Cette dernière apparaît comme étant le dernier bastion contre la souffrance du corps, émanant non pas d’un besoin cathartique mais d’un automatisme, « réflexe » ou geste viatique pour celui pour qui l’écriture fut l’affaire d’une vie.

Contre les affres de la maladie, Cocteau se forge alors un nouvel ethos. Les deux épitaphes que l’on retrouve au sein du livre, tout d’abord celle qui apparaît clairement en guise de conclusion (« il est juste qu’on m’envisage/après m’avoir dévisagé[19] »), puis une seconde, dissimulée dans la troisième période (« Mieux vaut écrire sur ma tombe/Cette épitaphe : Je débute[20]. »), sont de bons indicateurs afin de mesurer la teneur de ce qu’on a appelé le « testament poétique » de Cocteau. Ils témoignent de la nécessité à porter un regard neuf sur son existence. « Retrouver en lui cette profondeur mise à l’écart tout au long de sa vie parisienne [21] »,analyse Venaille, afin d’insister sur le nouveau visage de Cocteau que met en lumière le Requiem. Dès lors une attitude d’acceptation est indissociable de cette nouvelle posture, qui choisit de faire face au tragique. C’est ainsi que le sujet lyrique aborde sa nouvelle condition en saluant sa maladie, qui se trouve pourrait-on dire personnifiée par la sainte Ursule du tableau de Carpaccio :

Salut bonne maladie
O sainte maladie ô chambre
D’Ursule où s’échafaude
Un Orient actif de princes
(…)
Bel ange de la maladie
Qui nous lave de la boue
Sur les trottoirs citadins
Éclaboussés par les carrosses[22].

En inversant la valeur négative que l’on associe traditionnellement à la maladie, le poète la caractérise à l’aide d’épithètes flatteuses (la maladie est « bonne », « sainte »), qui ne sont pas placées ici à mon sens selon une logique antiphrastique. On retrouve au contraire une référence nette à la pensée que développe Nietzsche à propos de la maladie en tant que « dernière libératrice de l’esprit[23] ». La figure de l’ange (« qui nous lave de la boue ») symbolise quant à elle le divorce qui est opéré avec la vie citadine et tout ce qu’elle connote et suppose. L’allusion initiale au Songe de sainte Ursule, aisément identifiable par le repérage des différents éléments constituant le tableau (son chien, l’ange, le lit), sera reprise au fil des chapitres. On peut considérer qu’elle constitue un référent primordial au développement du texte, Cocteau l’érigeant en une sorte de chronotope poétique. En plus d’évoluer dans un nouvel espace, celui de la chambre de malade, ce sont les règles d’une temporalité inédite que devra observer l’imagination. À savoir celle du rêve éveillé, où les souvenirs et les projections mentales surgissent à l’impromptu. L’image de la halte, que l’on peut aussi bien associer au domaine militaire qu’à un repos forcé après un effort, permet en définitive de métaphoriser les remous causés par la maladie. Leur présence au sein du poème permet de mesurer la volonté d’opérer un retour sur soi de la part du Jean-des-nuits-parisiennes. La métaphore musicale utilisée dans la Difficulté d’être vient à propos :

La souffrance m’a mis la pédale. J’avais beau m’appliquer à la vaincre par la fatigue et par le tourbillonnement, un jour elle nous ordonne de nous taire et de nous tenir tranquilles[24].

Actionnée par le musicien, la pédale ne condamne pas l’instrument au silence total mais diminue considérablement la résonance des sons émis. De la même façon le corps du poète instaure ses nouvelles raisons, ce qui n’empêche que l’activité créatrice puisse être maintenue. La singularité de l’expérience scripturale dont témoigne Le Requiem apparaît comme une résistance face à la maladie. Ce geste, loin d’être désespéré ou de susciter la commisération, enjoint le lecteur — comme l’attestent les deux épitaphes — à reconsidérer une œuvre et son auteur (« qu’on m’envisage ») sous le signe de sa nouveauté, pour ne pas dire de sa modernité (« je débute[25] »).

Le rêve et la mémoire : par-delà la réclusion

Suivant cet ordre édicté par l’infirmité, force est de constater qu’au mouvement physique se substitue un imaginaire du rêve, comme celui développé dans la sixième période du recueil. On y trouve douze strophes de longueur variable, toutes ponctuées par le même vers (« Je rêve »), typographiquement centré. S’y lit le combat tragique d’un homme contre l’immobilité, dont les supplices prennent des accents michaldiens :

Chaque nuit un bourreau chinois
Enfonce dans mon cœur le fer
Rougi par les braises du doute
Et l’implacable goutte d’eau
Répète à la même place
Réveille-toi mais que puis-je
Puisque mes bras et mes jambes
Ligotés étroitement
           Je rêve[26]

Cette prégnance du rêve, motif obsédant et lancinant, s’accorde avec la nature de la maladie de Cocteau, dont la première manifestation fut un accès d’hémorragie. L’image du sang qui s’écoule subit d’ailleurs plusieurs variations au sein du recueil[27]. Elle exprime la léthargie dont souffre le poète, et sous-tend par la même occasion l’idée d’une temporalité singulière, à savoir celle qui régit le rapport que le mourant entretien encore à la vie :

Peut-être ai-je perdu de sang
                 Assez pour que cet idiome
                 Que je traîne toute la nuit
                 Soit fantôme et moi tel que lui
                 Dans un éternel aujourd’hui
                 Car le temps lui-même est fantôme[28].

La maladie, en plus d’être à l’origine d’une solitude existentielle, participe à la spécificité de la poétique coctalienne à l’œuvre dans le poème, qui correspond à la « solitude grammatical [29] » évoquée dans la préface. L’idée d’un idiome fantôme rejoint la revendication d’une mise au jour d’un langage au sein duquel la syntaxe suivrait le mouvement spontané de la respiration. Tout au long du poème la syntaxe exhibe plusieurs traits (rejets, inversions, omissions, anacoluthes), qui participent à la construction de cette poétique singulière. Ce n’est pas un hasard si le « mécanisme de fugue[30] » de Bach se trouve être le modèle musical auquel se réfère l’auteur. Cocteau assume le décousu, les maladresses et les redites de son poème, et par là rend hommage à la « fabuleuse incohérence » du rêve. Dans un autre texte — analysé en détail plus loin — que Venaille consacre à Cocteau, on retrouve un concentré des préoccupations qui affleurent dans la préface (que l’on pourrait lire comme un manifeste, ou un art poétique) du Requiem. La mélancolie s’y trouve personnifiée, et incarne la difficulté que rencontre la figure du poète à trouver une langue à l’aide de laquelle il serait possible d’engager un dialogue :

Je fréquente beaucoup la mélancolie. Un matin, elle est venue me rejoindre, sur mon banc. Elle se tenait à côté de moi. Elle ne disait rien, d’ailleurs je ne sais pas dans quelle langue j’aurais pu m’adresser à elle. Italien ! Allemand ! Romanche ! Elle tenait juste le langage que l’on attend d’elle et des rêves diurnes éveillés[31].

Revenant à notre strophe, remarquons par ailleurs que le temps fantomatique concordant avec un tel idiome apparaît de façon cohérente comme celui qui nimbe le quotidien du poète, fait de réminiscences, de rêves et de chimères. Ainsi, si la présence de la mort se fait omniprésente, c’est toujours suivant un régime onirique. C’est encore le référent pictural auquel se rapporte le texte qui nous renseigne : dans le tableau de Carpaccio, c’est la mise en scène d’une annonciation inversée qui prévaut, puisque l’on sait que sainte Ursule ne fait que songer à sa future condition de martyre. Le motif du sang renvoie également à toute une tradition picturale représentant les martyrs, mais aussi la Passion. On comprend désormais à quel niveau s’opère le renversement axiologique par rapport à la maladie, considérée non pas seulement du point de vue de ses effets néfastes, mais envisagée comme « sainte », favorisant les conditions d’émergence d’une poétique associée à celle du « divin charabia » pratiqué par Góngora, Rimbaud et Mallarmé, illustres exemples convoqués par Cocteau.

En outre, au cœur de la temporalité singulière à laquelle est soumise le sujet lyrique, l’espace, qui est la condition de possibilité du poème, a une importance fondamentale. La chambre de l’hôtel Waldhaus dans laquelle se trouve Cocteau fait l’objet d’une réflexion aux ramifications diverses quant à la maladie. Les occurrences où il en est fait mention nous renseignent à propos du statut de cet espace du dedans, dont la fermeture sur le monde a un impact sur l’intériorité. La spécificité de cet autre motif central est qu’à la chambre réelle, tangible, dans laquelle se tient le malade, se superpose toujours une autre chambre, celle qui renvoie au passé (« ma chambre est pleine d’autres chambres », pourra-t-on lire) :

Je vous salue en cette chambre
Où jadis me tenais debout
                 Cette chambre de malade
                 Cette chambre où ma chambre vraie    
                 Entre si je ferme les yeux[32]

Ou encore :

Cette chambre où flottent mes membres
Est autre que la chambre du
Sang malade que j’ai perdu
Et dans ma nombreuse chambre[33]
(…)

La multiplicité de ces chambres témoigne, notamment, des différents lieux de convalescence qui se sont succédé lors des étapes de la maladie. La répétition presque lancinante du terme sert ici à évoquer le sentiment de claustration subit. Il démontre dans le même temps que la chambre telle que l’imagine Cocteau métaphorise une mémoire dont les couches se superposent. Dans la suite de cette seconde strophe le poète fait d’ailleurs apparaître, au milieu des murs et des meubles qui la composent, des pétales de rose, « tapis de ma mémoire ». En reprenant un développement bachelardien, on pourrait dire que de cette façon Cocteau désigne « l’espace de l’immobilité en en faisant l’espace de l’être[34] ». En son sein s’additionnent les souvenirs, dont le caractère intime rejoint le plus souvent le mouvement de l’Histoire.

Testaments, temps mêlés

L’intérêt de Venaille pour cette œuvre se mesure aisément, quand l’on sait que le natif du 11e arrondissement a lui-même été malade une partie de son existence. La Descente de l’Escaut (1995) constitue le récit d’une marche entreprise le long du fleuve éponyme, présenté sous la forme d’un poème long, où vers et prose alternent. On y suit le parcours initiatique du marcheur, qui voit dans la proximité avec le fleuve un espoir en vue de la guérison. La dernière œuvre publiée du vivant de Venaille a quant à elle pour titre Requiem de guerre [35], par allusion peut-être au poème de Cocteau. La « guerre » en question fait référence à la Guerre d’Algérie à laquelle Venaille a participé, et qui parcourt son œuvre à la manière d’un fil conducteur. Au sein d’un autre texte, intitulé La Bataille des éperons d’or, c’est l’image du Moyen Âge qui se confond avec les réminiscences du conflit algérien.

Rapprochés par le biais de la maladie, il est intéressant de constater que dans le Requiem de guerre tout comme dans Le Requiem de Cocteau, l’écriture se fait testamentaire, au sens où ces deux livres constituent à la fois des condensés thématiques et formels de leurs œuvres respectives. À travers cette dimension testamentaire, on peut distinguer dans les deux cas une forme d’adresse à la postérité (et donc plus concrètement au lecteur[36]) telle qu’on en retrouve dans la Ballade des pendus. Si Villon n’apparaît pas directement mentionné par Cocteau qui lui préfère la figure de Dante, elle traverse les dernières œuvres de Venaille de façon manifeste[37]. L’intertextualité avec le poète du Moyen Âge, étudiée par Martine Créac’h dans un article sur une section (« L’épitaphe venaille ») d’un recueil antérieur[38], constitue un exemple édifiant de ce qui participe au sein de ces œuvres à instaurer un rapport complexe à la temporalité.

Ce télescopage de souvenirs personnels mêlés à des images de l’histoire est propre à la structure du Requiem, dont l’ensemble est saturé de références mythologiques (aux personnages des épopées homériques, à l’Apocalypse[39]), et historiques (la première halte est un hommage à Léonard, la deuxième un tombeau de Cléopâtre, plus loin, l’image du peuple nomade des Huns côtoie celle de Paracelse, etc.). On trouve d’ailleurs un autre témoignage de ces temps mêlés dans La Difficulté d’être : « Cette nuit j’étais peut-être le lieu d’une guerre de Cent Ans. Il ne se fait au monde qu’une seule guerre. Le monde la prend pour plusieurs. Les haltes lui paraissent être l’état normal de l’homme, c’est-à-dire la paix[40] ». La métaphore de la guerre, choisie pour décrire les effets de la souffrance suggère le caractère archaïque d’une telle manifestation de violence, la guerre de Cent ans permettant ici d’exemplifier par le recours à l’hyperbole (presque proverbiale) cette guerre unique désignée par Cocteau. La maladie favoriserait-elle l’émergence d’une constellation de temporalités au sein de l’« admirable silence d’une chambre de malade[41] » ? C’est en tout cas ce que note Michel Décaudin : « Prisonnier de la maladie, hanté par la mort, le poète se remémore des lieux et des moments familiers qui engendrent eux-mêmes des images mythologiques, historiques ou artistiques dans une confusion des temps[42]. »

Venaille partage cette sensibilité et ce goût pour la pluralité des époques, allant parfois jusqu’à l’anachronisme. Dans un chapitre du Tribunal des chevaux intitulé « Voyage en Engadine », ce dernier se dépeint à la fois en tant que « poète, prédicant de la Réforme, seigneur de la guerre, personnage de tragédie et de dérision de soi[43] ». Arpentant les paysages de la vallée suisse, le narrateur de ces courts textes dont l’appartenance générique est floue —ils tiennent à la fois de la lettre et du poème en prose— évoque les ombres des écrivains qui furent attachés aux mêmes lieux. Si l’on devine parfois leurs silhouettes grâce à des indices, ils ne sont cependant jamais nommés. En vertu de cet anonymat Venaille parvient à en faire des types romanesques (c’est le sous-titre du recueil en question). Ainsi Cocteau se voit-il consacrer un texte intitulé « L’homme malade », tandis que Rilke devient « Le voyageur ». Sur le mode de l’indicatif présent, le narrateur nous conduit dans son intimité dès les premières phrases du texte :

L’homme malade est assis au centre de sa chambre. Il distingue le lac, la masse seigneuriale de l’hôtel Waldhaus, (il fait bleu aujourd’hui), quelques-uns de ces pics qui procurent une sorte de froid intense, rien qu’au regard. L’homme malade n’est pas seul dans sa chambre. La maladie-chienne lui tient compagnie[44].

Alors que Cocteau parlait d’« ange de la maladie », Venaille choisit de personnifier la même maladie en faisant référence à la présence animale visible dans le tableau de Carpaccio. Plus que de se tenir auprès du malade, le chien « attend calmement que l’homme rejoigne les fresques des murs de la petite église de Crasta et s’y intègre[45] ». Venaille fait ici allusion à une église de montagne de la vallée de Fex, dont les fresques datent du début du XVIe siècle. Cette première image permettra de constituer un motif autour de ce que l’on pourrait appeler la vieillesse de la maladie. Venu se refaire une santé au grand froid de l’Engadine, Cocteau est de fait décrit comme étant « sans âge », paraissant « intemporel ». Cette impression va dans le sens du constat de Cocteau considérant que l’écriture de son dernier livre avait quelque chose en commun avec la musique de Bach, à savoir quelque chose d’intemporel, en rupture avec son époque.

Le tissu énonciatif se complexifie à partir du moment où prend la parole un « Je », qui s’interroge sur la signification aussi bien de la douleur que de la mélancolie. Pour qui a pris connaissance du Requiem, cette voix de moraliste se mêle à celle de Cocteau, et provoque « une sorte de polyphonie active[46] ». Tout en évoquant l’esprit de calme et de sérénité qui caractérise le pays dont il est question, le narrateur exprime son désarroi face à la fatalité de la maladie. Pourquoi l’homme est-il donc souffrant, en ces lieux paisibles et propices à la sérénité, où « rien ne vient faire appel aux hordes, aux soudards, aux éboulements meurtriers, aux incendies, au rut des bêtes[47] ». Autant d’évènements et de « scènes primitives » qui appartiennent à un passé guerrier (notamment celui de la Guerre de Trente ans), mais dont les acteurs ont disparu. Une hypothèse est alors esquissée : ce doit être parce qu’il a été témoin de toute cette violence que l’homme est aujourd’hui malade. En opérant ce rapprochement, Venaille insiste sur une violence disparue qui continue à sourdre à travers le paysage ; de par son caractère intemporel, le poète se fait aussi géologue, sachant distinguer les strates d’une histoire oscillant entre guerres et paix. Déterminer les causes de la maladie demeure cependant illusoire, s’exclame le narrateur : « Quoi ! il faudrait remonter le temps et l’espace pour le saisir[48] ! ». Refusant de s’en tenir à une explication d’ordre médical et objectif, l’interprète de l’œuvre coctalienne met en évidence le fait que la souffrance humaine se situe du côté de l’archaïque. Insaisissable dans le cadre du monde sensible, il demeure possible de l’apprivoiser par le recours à l’imagination, envisagée, pour reprendre les mots de Jean Starobinski, comme thérapie [49]. Universelle, la maladie favorise l’introspection, et dans le même temps engage un dialogue avec la postérité grâce au geste qu’est l’écriture au seuil de la mort :

Ainsi nous avons tous un homme malade dans notre poitrine. Tous nous l’avons. Certains écrivent leur requiem ou le composent. D’autres se contentent d’ouvrir une grande fenêtre et de regarder le soir s’installer sur le lac. Ce que je fais[50].

Au-delà de rendre hommage au Requiem de Cocteau, on a pu constater que Venaille avait puisé dans le matériau poétique qu’il contient afin de donner à son tour une interprétation de cette expérience de la maladie. Sous sa plume, elle est un phénomène universel, contenue en chacun en puissance. Cependant contrairement aux lieux communs, ce dernier agit comme un révélateur, capable de sublimer les conflits intérieurs, les souvenirs enfouis et les tragédies de l’Histoire. À travers ce dialogue marqué par un intérêt commun pour la pluralité des temps, c’est en définitive la dimension palimpsestique de ces deux œuvres qui est mise en évidence, s’accordant ainsi avec la durée de l’éternité, celle traditionnellement convoquée dès l’introït du Requiem.


[1] On se réfère à la notice rédigée par Michel Décaudin in Jean Cocteau, Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1801-1805.

[2] Jean Cocteau, Le Requiem, Paris, Gallimard, 1962, p. 11. On fera désormais référence à ce texte en utilisant l’abréviation LR.

[3] Franck Venaille, C’est nous les modernes, Paris, Flammarion, 2010, p. 85-86. Désormais abrégé CNLM.

[4] Les articles existant relèvent davantage de la présentation de l’œuvre en question que d’études approfondies : Léon Somville, « Jean Cocteau, Le Requiem », dans Michel Vanhelleputte et Léon Somville (éds), Sémantique textuelle et évocation, Leuven, Peeters, 1990, p. 39-50 ; Jean Touzot (éd.), «  Autour du Requiem », dans Revue des lettres modernes, série Jean Cocteau, n°2, Paris, Minard, 1998 ; Monique Bourdin, « Un testament d’Orphée : Le Requiem », dans David Gullentops (éd.), Écriture et Création, La Revue des lettres modernes, Série Jean Cocteau n°3, Lettres Modernes-Minard, 2001, p. 31-39.

[5] Alain Bosquet, La Mémoire ou l’oubli, Paris, Grasset, 1990.

[6] Entretien avec Gabriel d’Aubarède, Les Nouvelles littéraires, 26 juillet 1962. Sur ce mécanisme de la rime interne, voir le récent article de Gérald Purnelle : « Cocteau expérimentateur de la rime », Cahiers JC n°18 : Filiations, 2020, URL : https://cahiersjeancocteau.com/articles/cocteau-experimentateur-de-la-rime/

[7] LR, p. 9.

[8] Franck Venaille, CNLM, p. 85.

[9] De fait, l’on sait que les feuillets composant Le Requiem furent extrêmement difficiles à déchiffrer, le poète ayant dû se résoudre à écrire « comme marchent les mouches » (LR, p. 9).

[10] LR, p. 127.

[11] Ibidem, p. 7.

[12] Ibid., p. 10.

[13] Franck Venaille, CNLM, p. 86.

[14] LR, p. 10.

[15] Ibidem, p. 9.

[16] Franck Venaille, CNLM, p. 85.

[17] Ibidem, « Faire mal aux yeux du lecteur », p. 31.

[18] Jean Cocteau, La Difficulté d’être, « De la douleur », Paris, Le Livre de poche, 1989, p. 85-86.

[19] LR, p. 174.

[20] LR, p. 89.

[21] Franck Venaille, CNLM., p. 85.

[22] LR, p. 17.

[23] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir : fragments posthumes (1881-1882), Paris, Gallimard, 1967, p. 17.

[24] Jean Cocteau, La Difficulté d’être, op.cit., p. 91.

[25] Voir une interview du poète à propos du Requiem diffusée le 25 octobre 1962, sur la TSR, dans l’émission « Préface » : « on est vraiment neuf que par ses fautes […] qui nous lavent, qui nous débarrassent de nos habitudes » peut-on encore entendre dire Cocteau, URL : https://www.youtube.com/watch?v=LK7sUCEVIL0

[26] LR, p. 156.

[27] Rappelons que Cocteau est l’auteur d’un film intitulé Le Sang d’un poète (1930).

[28] LR, p. 92.

[29] LR, p. 11.

[30] LR, p. 10.

[31] Franck Venaille, Le Tribunal des chevaux (romanesques), Paris, Gallimard, coll. « L’Arbalète », 2000, p. 149.

[32] LR, p. 56.

[33] LR, p. 62.

[34] Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1961, p. 164.

[35] Franck Venaille, Requiem de guerre, Paris, Mercure de France, 2017.

[36] « À vous qui n’êtes pas encore/à vous qui tels que je suis/serez à vous les sans visages/ c’est à vous que je m’adresse (…) in LR, p. 173.  – Venaille pour sa part intitule une des sections de son recueil « Je n’ai cessé de vous parler de mon amour de la vie » in Requiem de guerre, op. cit., p. 87.

[37] La cinquième section du Requiem de guerre s’intitule « de notre mal, villon, nul ne s’en rit, voici des corps humains. Où se trouvent les gibets ? », p. 51.

[38] Martine Créac’h, « L’effet épitaphe. François Villon et Franck Venaille » dans Mémoire du Moyen Âge dans la Poésie contemporaine, N. Koble, A. Mussou, M. Séguy (dir.), Paris, Hermann, 2014, p. 301-311.

[39] David Gullentops a montré à quel point la référence à l’Apocalypse était omniprésente dans l’œuvre de Cocteau : « Apocalypse et création chez Jean Cocteau », in Mythe et Création. Théorie, figures, E. Faivre d’Arcier, J.-P. Madou & L. Van Eynde (dir.), Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2005, p. 203-219. Au sein du Requiem, elle illustre avec éloquence la façon dont le poète procède à un enchevêtrement des temporalités, la réactualisation des différents constituants du mythe venant nourrir l’évocation de cette expérience de soi qu’est la maladie.

[40] Jean Cocteau, La Difficulté d’être, op. cit., p. 88.

[41] LR, p. 10.

[42] Michel Décaudin, op. cit., p. 1803.

[43] Citation extraite du texte de présentation rédigé (probablement par Venaille lui-même) pour une série d’émissions sur l’Engadine produites sur France culture, URL : http://inatheque.ina.fr/doc/TV-RADIO/RD_2713270.001/lettres-d-engadine-1er-episode?rang=24

[44] Franck Venaille, Le Tribunal des chevaux, op. cit., p. 148.

[45] Ibidem.

[46] Cette idée, que l’on retrouve dans un court texte de présentation d’une émission des Nuits Magnétiques de France Culture intitulée Lettres d’Engadine, est probablement due à Franck Venaille lui-même. Lors de cette série d’émissions, produites par le poète qui travaillait alors pour FC, une partie des textes qui ont ensuite été publiés dans Le Tribunal des chevaux sont lus par des acteurs et par Venaille lui-même. Cette dimension polyphonique est ainsi pleinement suscitée, et permet de relire autrement les textes écrits. URL : http://inatheque.ina.fr/docListe/TV-RADIO/

[47] Franck Venaille, Le Tribunal des chevaux, op. cit., p. 150.

[48] Ibidem, p. 151.

[49] Jean Starobinski, Le Corps et la Raison, « L’imagination comme thérapie, de Rousseau à Freud », Paris, Seuil, 2020.

[50] Franck Venaille, Le Tribunal des chevaux, op. cit., p. 151.

Pour citer cet article

Stephane Cunescu, "« Salut bonne maladie » : Franck Venaille interprète du Requiem de Jean Cocteau", Cahiers JC n°19 : Cocteau en fiction(s), [en ligne], 2021, 12p, consulté le 04/11/2024, URL : https://cahiersjeancocteau.com/articles/salut-bonne-maladie-franck-venaille-interprete-du-requiem-de-jean-cocteau/