Les discours de Jean Cocteau sur Maurice Maeterlinck. Notes sur le texte et documents

Outre les nombreux textes consacrés à la pièce, à la musique et à la mise en scène de l’opéra Pelléas et Mélisande[1], Cocteau a rendu deux hommages à Maurice Maeterlinck. Le plus important et le plus connu est le discours qu’il a prononcé lors de la séance solennelle organisée par l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises à Bruxelles le 29 septembre 1962[2]. L’autre, bien plus bref et intitulé « L’Homme », est plus difficile à situer, car nous n’avons pas de renseignements sur sa motivation, ni sur son point de chute oral ou éditorial. Nous proposons d’étudier la genèse de ces deux discours à l’aide du journal du poète et d’une série de documents glanés dans les fonds d’archives français et belges.

Premier hommage de Cocteau à Maurice Maeterlinck

La genèse du premier hommage que Cocteau a rendu à son confrère Maurice Maeterlinck peut être retracée par l’intermédiaire de deux approches complémentaires. Alors que le journal du poète Le Passé défini nous permet de reconstituer certaines étapes dans l’évolution de ce discours, les différentes versions manuscrites et dactylographiées conservées dans les fonds d’archives nous aident à préciser les campagnes d’écriture successives dans la réalisation de ce projet.

Cocteau mentionne l’hommage à Maeterlinck une première fois dans son journal le 5 février pour indiquer simplement, parmi les nombreuses tâches qui l’attendent, ce qui lui « reste à faire » (PD VIII, 35 [3]). Mais ce n’est qu’à l’occasion d’une villégiature à Auron, lorsqu’il peut « profite[r] de cet éloignement » du travail qui l’accable de partout, qu’il en entame la rédaction le 27 février 1962 (PD VIII, 51). Pour célébrer le centenaire de la naissance de l’écrivain belge à l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, l’Académie française lui a demandé de prendre la parole en son nom. Cocteau évoque son plaisir à remplir cette tâche pour éviter « au pauvre Maeterlinck les interminables discours de ces sortes d’anniversaires » (PD VIII, 51-52). La relecture à ce moment de l’ouvrage de souvenirs de jeunesse Bulles bleues le conduit aussi à constater une « distance qui sépare l’œuvre de l’homme » qui ressemble à un « gros gentleman-farmer inculte et incapable de comprendre une ligne de Pelléas ou de La Princesse Maleine » (PD VIII, 52). Quelques jours plus tard, le 5 mars, il dicte son texte à Édouard Dermit pour le faire taper par sa secrétaire (PD VIII, 57).

Par la suite, le poète n’évoque plus du tout la genèse de cet hommage dans son journal jusqu’au début du mois de septembre. Débute alors une période de réécriture intense : le 6 septembre, il semble disposer d’un nouveau texte dactylographié (PD VIII, 176) ; le 14 septembre, il déclare avoir « allongé » son discours (PD VIII, 183) ; le 23 septembre, son secrétaire Pierre Georgel lui en apporte une nouvelle version dactylographiée (PD VIII, 191) ; le 28 septembre, la veille de la séance de commémoration, il relit son texte et constate encore la présence de « fautes » (PD VIII, 192). C’est l’occasion aussi d’exprimer son regret de l’absence de la reine Élisabeth à la séance solennelle, une absence qu’il explique par « un problème de protocole, assez ridicule et presque espagnol », à savoir qu’on « ne pouvait l’inviter “après” la reine Fabiola » (PD VIII, 192). Il serait erroné de supposer que Cocteau n’ait pas été tenté de faire évoluer une fois de plus son texte en corrigeant ces « fautes » et en intégrant à son discours la souveraine qu’il n’avait pas manqué de célébrer dans le passé[4].

Que le poète ne consigne pas dans son journal toutes les étapes de la genèse de ce discours est attesté par un texte qui est repris dans l’annexe IV de l’édition du Passé défini 1962 (voir PD VIII, 366). Venant de découvrir dans la monographie de Jean-Marie Andrieu sur Maeterlinck parue en mai 1962[5] des « lumières nouvelles sur une œuvre [qu’il croyait] bien connaître », Cocteau se propose d’ajouter ce propos comptant cinq paragraphes qu’il intégrera d’ailleurs à l’état final. Mais alors qu’il situe lui-même la découverte de cet ouvrage entre le moment où il « avai[t] écrit ces lignes en avril » et le mois de « septembre » qu’il « attendai[t] » pour les présenter à son public, il ne signale sa lecture à aucun endroit dans son journal. Or cette campagne d’écriture avérée semble, comme nous allons le voir, avoir été précédée et suivie de bien d’autres.

Les différentes campagnes d’écriture ayant contribué à la genèse de ce texte sont représentées par différents états manuscrits et dactylographiés conservés à la Bibliothèque historique de la ville de Paris :

  • Intitulé « Salut à Maeterlinck », un manuscrit autographe comptant 6 feuillets livre le premier jet très travaillé des 13 paragraphes d’un texte qui débute alors par « Il est [évident à clair…] que Maurice Maeterlinck était habité par un ange […] » et qui se termine par « À la fin de ses souvenirs, il se trompe en attribuant à Balzac […] ».
  • Intitulé « Hommage à Maeterlinck », un premier dactylogramme comptant 5 feuillets, signé Jean Cocteau et daté de 1962, fournit la transcription du manuscrit précédent. Cette version dactylographiée du premier état du texte révèle également une variante significative au sein du paragraphe consacré à la compétition engagée entre Satie et Debussy, un paragraphe qui s’achève alors sur l’aveu de Cocteau : « Alors vint au monde ce monstre délicieux, dont je jalouse les paroles et dont j’eusse souhaité pouvoir écrire la moindre d’entre elles ».
  • Deux feuillets manuscrits autographes signés Jean Cocteau et débutant par « Lorsque j’avais écrit ces lignes en avril et que j’attendais septembre pour vous les lire […] » correspondent au texte repris en annexe de l’édition du Passé défini 1962 (cf. supra). Contrairement au commentaire qui figure dans cette édition, les cinq paragraphes de ce texte seront bel et bien repris moyennant quelques légères variantes dans le texte final paru dans le Bulletin de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises. Comme ce propos intermédiaire fait la jonction entre les treize premiers paragraphes du premier dactylogramme et les paragraphes suivants présents dans le second manuscrit et le second dactylogramme (cf. infra), c’est ce texte qui semble avoir incité le poète à « allonger » son discours.
  • Intitulé « Hommage à Maeterlinck », un second manuscrit non autographe comptant 18 feuillets, signé Jean Cocteau et daté de 1962, livre un deuxième état du texte. Il reprend les 13 paragraphes du premier dactylogramme, y ajoute les cinq autres du propos intermédiaire, ainsi que tous les paragraphes suivants allant de « C’est à la chance d’occuper à l’Académie royale […] » jusqu’à « Avouerai-je que tout en admirant l’œuvre de Claude Debussy […] ».
  • Un second dactylogramme, dont il ne subsiste que les trois derniers feuillets des 12 feuillets numérotés, qui est signé Jean Cocteau et daté de 1962, fournit à quelques différences près la transcription du manuscrit précédent. Comme ce dactylogramme a été utilisé pour constituer un ensemble hétéroclite de documents qui ont servi à composer le texte final (cf. infra), les nombreuses corrections apportées par le poète témoignent cependant d’une campagne d’écriture ultérieure.
  • Deux feuillets manuscrits autographes donnent une première version de l’introduction où Cocteau s’adresse à la reine Fabiola censée assister à la séance de commémoration et une première version de sa conclusion, dans laquelle il évoque également l’autre souveraine, la reine Élisabeth, qui ne pouvait être présente – « Les poètes prophétisent. C’est pourquoi […] ».
  • Un ensemble constitué de divers types documents fournit le troisième état du texte. Il comprend un feuillet manuscrit de la main de Pierre Georgel donnant la seconde et dernière version de l’introduction ; quatre feuillets d’épreuves du discours dont les corrections sont, non pas de la main de Cocteau, mais du même Georgel ; les trois derniers feuillets du second dactylogramme corrigés par le poète (cf. supra) ; enfin un feuillet manuscrit autographe de la seconde et dernière version de la conclusion – « Ajouterai-je que les poètes prophétisent ? C’est pourquoi […] ». Ce dernier état équivaut à quelques variantes près à la version finale du texte donnée dans le Bulletin de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises. Notons toutefois une erreur qui est survenue lors de la transcription des deux versions manuscrites de l’introduction et qui a malheureusement été transposée systématiquement dans toutes les versions publiées. Cocteau écrit bien : « Votre majesté me pardonnera donc, j’en suis sûr, une certaine familiarité, faite, je pense, pour lui plaire et qui ose s’inscrire dans un cadre plus noble » – et non « dans un cadre plus mobile ».

À collationner les informations issues du journal de Cocteau avec les deux versions du premier état du texte et une lettre adressée par le poète à Madame Maeterlinck le 6 février 1962 (cf. infra lettre 9), nous pouvons établir que la gestation du discours a débuté le 6 février et a résulté dans sa composition du 27 février au 5 mars. C’est sans doute à cette version du texte – celle du premier manuscrit – que Cocteau renvoie lorsqu’il prétend avoir écrit « ces lignes » au mois d’avril. Dès la lecture de l’ouvrage d’Andrieu, il s’emploie toutefois à modifier son discours en ajoutant un propos intermédiaire au premier dactylogramme dont il dispose le 6 septembre –, puis à « l’allonger » le 14 septembre – ce qui pourrait avoir donné lieu à la version dactylographiée que Pierre Georgel lui apporte le 23 septembre et ce qui s’accorderait au second dactylogramme. À la relecture du second dactylogramme la veille de la séance, il aurait corrigé les « fautes » qu’il venait de remarquer et aurait rédigé la première version de l’introduction et de la conclusion de son discours, où il ne manque pas d’associer à la reine Fabiola la reine Élisabeth qui n’est pas autorisée à venir l’écouter. Quant à l’ensemble hétéroclite, comme il est constitué de la seconde version de l’introduction et de la conclusion, d’un jeu d’épreuves vraisemblablement établi à partir du second dactylogramme et complété par la fin du second dactylogramme portant maintes corrections et modifications, il a été composé après la tenue de la séance du 29 septembre.

Pour terminer notre aperçu philologique, nous aimerions revenir sur les publications de l’hommage à Maeterlinck.

  • « Discours de M. Jean Cocteau au nom de l’Académie française », dans Bulletin de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises, tome XL, n°3, Bruxelles, Palais des Académies, 1962, p. 155-159.
  • « Discours de M. Jean Cocteau au nom de l’Académie française », dans Le Centenaire de Maurice Maeterlinck (1862-1962), Bruxelles, Palais des Académies, 1964, p. 39-43.
  • Jean Cocteau, « Les deux Maeterlinck : poète du cosmos », dans Les Nouvelles littéraires, n° 1835, 1er novembre 1962, p. 7.
  • Jean Cocteau, Discours à l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises, Liège, Éditions Dynamo, coll. « Brimborions », n°99, 1962.
  •  « Hommage à Maeterlinck », dans Jean Cocteau, Mes Monstres sacrés, Paris, Encre, 1979, p. 34-37.

Les deux premières publications réalisées sous l’égide de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises livrent la même version du discours de Cocteau, à savoir celle qui est issue de l’ensemble hétéroclite et que l’on peut estimer être la version finale et intégrale conforme à la volonté de l’auteur – à l’exception de l’erreur de transcription déjà mentionnée. Les trois autres publications donnent une leçon antérieure et incomplète. Alors que la toute dernière fournit la version du premier dactylogramme, les deux autres reprennent la version du second dactylogramme. La reprise du même texte pour ces deux points de chute éditoriaux est due à Cocteau. À la suite de la séance solennelle, le poète a chargé le secrétaire de l’Académie Royale, Carlo Bronne, de transmettre la copie de son discours au rédacteur en chef des Nouvelles littéraires, Georges Charensol, qui l’a fait paraître en pré-originale dans le périodique[6], et au directeur des éditions Dynamo, Pierre Aelberts, qui l’a repris dans sa collection « Brimborions »[7].

Deuxième hommage de Cocteau à Maurice Maeterlinck

Le lendemain de la séance solennelle à l’Académie Royale, le poète révèle son projet de transmettre « à la duchesse de La Rochefoucauld les quelques pages [qu’il vient] d’écrire et qu’on lira en Sorbonne au cérémonial Maeterlinck, en [son] absence » (PD VIII, 194). En l’absence de toute autre information[8], nous supposons que ces pages correspondent au texte intitulé « L’Homme » qui est conservé sous la forme de 4 feuillets dactylographiés à la Bibliothèque historique de la ville de Paris. Ce qui nous conforte dans l’hypothèse d’une genèse postérieure à l’hommage précédent est l’évolution dans les propos de Cocteau. Malgré la reprise de certaines images – par exemple celles des « princesses », du « gentleman-farmer » ou encore du « cosmonaute » –, le poète renouvelle sensiblement son portrait de Maeterlinck. En témoignent un tout autre développement du double présent en l’écrivain qui trouverait son origine dans la préservation d’un « trésor de l’enfance », ainsi que l’évocation de bien d’autres détails de sa vie, tels que le projet de l’écrivain belge de construire un casino et un zoo sur la Côte d’Azur, son illusion de sa maîtrise de l’anglais et sa passion pour les jeux de casino.

Or, de la même façon que Cocteau s’est inspiré de l’ouvrage de Jean-Marie Andrieu pour compléter la première version de son discours à l’Académie royale, il semble avoir emprunté quelques idées à l’un de ses confrères académiciens pour composer cet autre hommage, mais cette fois sans l’avouer. À parcourir le discours de Robert Vivier qui précède celui de Cocteau lors de la séance solennelle du 29 septembre[9], force est de constater en effet quelques parallélismes étonnants.

Si Cocteau soudain entrevoit en Maeterlinck « une sorte de sage à la recherche du bonheur », il semble reprendre la thèse centrale de Vivier consistant à souligner dans l’œuvre de l’écrivain belge la présence d’une « morale » en quête de la découverte du « bonheur » : « Lui-même a dit, au temps de La Sagesse et la Destinée, que la morale qu’il construisait était un art d’être heureux, et plus tard, au fort de ses grandes enquêtes, il a répété plus d’une fois que c’était de bonheur qu’il était question[10]. » De même, si Cocteau intègre à son nouvel hommage Le Trésor des humbles en reliant cet ouvrage certes à la thématique de la nécessité indispensable de préservation de l’enfance en tout écrivain, il se rapproche à nouveau du discours de Vivier qui, lui, met cette œuvre en relation avec la quête morale du bonheur : « Les thèses du moraliste, depuis Le Trésor des Humbles jusqu’au Double Jardin, n’auraient pas toute leur vérité si elles ne se nourrissaient ainsi d’un détail sensible et si elles ne vivaient par un perpétuel jaillissement de comparaisons et de paraboles[11]. » On rétorquera toutefois que Cocteau a simplement transposé le discours de Vivier dans un autre type de rhétorique ou de logique. Une autre preuve en est la reprise de la formule du « robuste Ariel » qui est, à l’origine, non pas de Cocteau, mais elle aussi de Vivier : « Il n’a pas voulu être Sisyphe, mais un robuste Ariel qui survole l’absurde par l’humain[12]. »

***

L’Homme [transcription]

On montre toujours Maeterlinck comme le père d’un cortège de mystérieuses princesses et l’alchimiste préoccupé de mutations et de métamorphoses, aussi comme une sorte de sage à la recherche du bonheur.

Or Maeterlinck mettait son élégance à considérer son œuvre de moraliste et de poète avec une pudeur extrême et à ne pas lui accorder plus d’importance qu’aux songes qui, le matin, se fanent sur les plages désertes du réveil. Il se voulait gentleman-farmer, sportsman, homme d’affaires, ce dernier rôle le jetait dans des spéculations folles et des espoirs de fortunes qui s’achevaient en catastrophes, en ruines et en poudre d’or sur les voiles de la Princesse Maleine et sur les cheveux de Mélisande. Car ce robuste Ariel en costumes de tweed et qui prétendait parler la langue de Wall Street par l’entremise de méthodes phonétiques auxquelles l’audience américaine ne comprenait rien, n’était autre qu’un admirable enfant et il est facile de reconnaître dans ses rêves d’être ce qu’il n’était pas, ceux qui hantent l’enfance et consternent les familles qui le prennent pour argent comptant et [se consternent à s’attristent] de voir leurs fils devenir des songes creux, confondre ingénieux et ingénieur, croire qu’en fabriquant des machines volantes au lieu de faire leurs devoirs, ils deviendront pilotes ou célèbres cosmonautes.

En réalité, Maeterlinck, comme le prouvent L’Oiseau bleu et Bulles bleues (ses souvenirs de jeunesse), n’a jamais perdu le trésor de l’enfance et ce véritable Trésor des humbles qui entassent de fabuleuses richesses idéologiques dans les grottes secrètes de cette nuit humaine dont le poète n’est que la modeste main-d’œuvre.

Alors qu’il projetait de construire un casino et un zoo sur la côte de Nice, alors qu’il décevait Georgette Leblanc, ivre de songes, avec des chiffres de bourse, des martingales pour la roulette, le baccara et le trente-et-quarante, il laissait derrière lui un étrange nuage irisé, un arc-en-ciel dont à l’exemple du véritable arc-en-ciel les bases semblent lointaines et n’en transforment pas moins les arbres proches en arbres multicolores. Bref, Maeterlinck savait-il que si on parle de fées elles disparaissent ? Toujours est-il que cet ange déguisé en Barnabooth inventa un monde aussi mystérieux que celui des abeilles et le créa sans ce contrôle qui paralyse l’âme et la plume. C’est de cette enfance qui joue aux grandes personnes qu’il tira son miel blond, parfumé de plantes flamandes.

Pelléas et Mélisande, ce chef-d’œuvre dont Claude Debussy ne voulait que souligner les paroles, reste, à mon estime, un sommet du théâtre et souffre magnifiquement d’être une prodigieuse étoile solitaire au ciel des lettres.

Correspondance entre Cocteau et les époux Maeterlinck

Conservée à la Bibliothèque historique de la ville de Paris et au Cabinet Maurice Maeterlinck de la ville de Gand[13], la correspondance croisée entre Cocteau et Maeterlinck n’est pas très fournie. Elle se restreint à trois lettres qui datent de 1947 et qui concernent les droits de l’adaptation cinématographique de Pelléas et Mélisande. Puis suivent les lettres que le poète échange avec la veuve de Maeterlinck, Renée Dahon, et qui témoignent de la transformation progressive du projet de film en mise en scène d’opéra. Alors que les premières missives plus brèves concernent des demandes de rendez-vous ou des visites de courtoisie à Madame Maeterlinck – la villa « Santo Sospir » dans laquelle Cocteau réside régulièrement à Saint-Jean Cap-Ferrat depuis 1951 n’étant distante que de 8 kilomètres de la villa « Orlamonde » –, d’autres lettres informent madame Maeterlinck des préparatifs de la mise en scène de l’opéra que Cocteau réalisera à Metz en 1962.

1.      Lettre dactylographiée adressée par Madame Maeterlinck/ Hôtel Negresco/ Nice à Jean Cocteau le 19 octobre 1947 :

Cher Monsieur Cocteau,
Vous pouvez joindre Maeterlinck ici à l’hôtel Negresco où nous habitons.
En toute admiration,
Princesse Maeterlinck

2.     Lettre dactylographiée adressée par Jean Cocteau/ 36 rue Montpensier/ Paris 1er à Maurice Maeterlinck/ Hôtel Negresco/ Nice (A[lpes]-M[aritimes]) le 28 octobre 1947[14] :

Cher et admirable Maeterlinck,
Excusez-moi de dicter cette lettre, ce qui est une indécence lorsqu’on écrit à un homme comme vous. Je suis un peu accablé par ma besogne de cinématographe[15]. Voici :
J’ai un rêve qui serait un jour de porter à l’écran Pelléas sans en changer une ligne. Je me vante peut-être en croyant que je suis une des seules personnes à qui vous permettriez d’entreprendre un tel travail. Pensez-y ; ce n’est pas pour demain. J’estime que la musique dévore une œuvre sublime et qui n’a besoin d’elle qu’en marge.
Si vous pouviez me donner un accord de principe et vos directives, je les garderais dans ma poche comme un talisman jusqu’à ce que la chose puisse se faire.
Inutile de vous dire ma tendre et profonde admiration.
Jean Cocteau *

3.     Minute de lettre non datée, rédigée au crayon au verso de la lettre précédente de Cocteau et adressée par Maurice Maeterlinck à Jean Cocteau/ 36 rue Montpensier/ Paris 1er :

Mon cher Cocteau,
Je suis prêt à vous donner une adhésion de principe. Je suis sûr que vous m’offririez une œuvre parfaite et que votre adaptation cinématographique serait incomparable.
Mais il s’agit de savoir quelles seraient les conditions matérielles et s’il y a derrière vous une commande sérieuse avec laquelle on pourrait discuter la question financière et le contrat qui me serait offert étant donné qu’au point de vue artistique nous nous entendrions certainement.
Votre dévoué,
Maeterlinck

4.     Lettre dactylographiée adressée par Jean Cocteau/ 36 rue Montpensier/ Paris 1er à Maurice Maeterlinck/ Hôtel Negresco/ Nice le 25 novembre 1947 :

Mon cher Maeterlinck,
J’ai été très ému par votre lettre. Je m’y attendais un peu. Il ne s’agit pas à l’heure actuelle d’un projet mais d’un rêve. L’adhésion de principe est tout ce que je vous demande. À la minute précise où je pourrai lui donner une forme, je n’entreprendrai rien sans prendre contact avec vous.
Amitié profonde,
Jean Cocteau *

5.     Lettre manuscrite à en-tête « Santo-Sospir »/ Saint-Jean Cap-Ferrat/ 251-28 adressée par Jean Cocteau à Madame Maurice Maeterlinck/ « Orlamonde »/ route de Nice le 18 octobre 1953 :

Ma chère amie,
J’ai été bien malade. C’était la cause de mon silence. Mais je vois de si loin vos cyprès que j’aimerais bavarder avec vous à leur ombre[16]. Il est vrai que notre soleil se fait rare.
Pouvez-vous me donner une bonne réponse au 251-28-Saint-Jean ?
Votre fidèle,
Jean Cocteau *

6.     Billet manuscrit adressé par Jean Cocteau à Madame Maeterlinck/ « Orlamonde »/ route de Nice en 1956 :

Un monde inconnu dont la lumière nous arrive.
Jean Cocteau *
1956

7.     Lettre manuscrite à en-tête « Santo-Sospir/ Saint-Jean Cap-Ferrat/ 251-28 adressée par Jean Cocteau à Madame Maeterlinck/ « Orlamonde »/ route de Nice le 6 juin 1961 :

Ma très chère amie,
Je rentre d’Espagne[17] et trouve votre bonne lettre, mais comme je m’attriste de vous savoir malade !
Beaucoup d’obstacles s’élèvent entre mon amour de Pelléas et le film dont je rêve.
Je vais encore y penser en pensant à vous.
Jean *
Peut-on passer vous rendre visite ?

8.     Lettre manuscrite à en-tête « Santo-Sospir/ Saint-Jean Cap-Ferrat/ 251-28 adressée par Jean Cocteau à Madame Maeterlinck/ « Orlamonde »/ route de Nice le 16 juin 1961 :

Ma très chère Princesse lointaine,
Je dois être à Paris dimanche, mais je rentre huit jours après et je descendrai dans vos grottes[18].
Jean *

9.     Lettre manuscrite à en-tête « Santo-Sospir »/ Saint-Jean Cap-Ferrat/ 251-28 adressée par Jean Cocteau à Madame Maeterlinck/ « Orlamonde/ route de Nice le 6 février 1962 :

Ma bien chère et lointaine amie,
Enfin me voilà dans les costumes et les décors de Pelléas. En outre je viens d’écrire l’Hommage à Maeterlinck que j’aurai l’honneur de prononcer en Belgique au nom de l’Académie.
Vous voyez que si la machine est longue à se mettre en marche, ce n’est pas faute de force motrice et que je pense sans cesse à nos projets.
J’ai eu l’idée, pour Metz, de reprendre les décors d’origine et d’y mettre la touche qui fera le public se dire « mais pourquoi s’être donné tant de mal depuis, et à tort et à travers ». On me rapporte que votre santé n’est pas bonne. J’aimerai des nouvelles à Santo-Sospir où je retourne demain (il est vrai pour reprendre ma route de cosmonaute autour de notre pauvre terre malade).
Je vous embrasse respectueusement,
Jean Cocteau *
[P. S.] Comme la chevelure de Mélisande, sauf à la fenêtre, n’est que dans l’esprit du drame et que je déteste les perruques, j’ai enfermé toutes les têtes dans les adorables cagoules médiévales que portent ici skieurs et skieuses.

10.  Lettre manuscrite adressée par Madame Maeterlinck à Jean Cocteau le 8 mars 1962 :

À vous sans cesse présent et toujours absent, quelle joie que votre lettre du 6 arrivée ce matin. Vous êtes déjà loin et celle-ci va devoir vous chercher pour vous dire « Merci ». Quel mot bête quand on l’écrit. Il ne prend sa valeur réelle que lorsque la voix lui donne son poids.
Enfin j’avais raison d’espérer contre toute espérance. Vous voilà quand même envoûté dans Pelléas. Quel bonheur pour lui, pour Maeterlinck, pour moi. Je voudrais bien aller à Metz si ma santé le permettait. Quand est-ce ? Mais j’irai sûrement à Bruxelles pour vous. Pour vous seul et Jean Rostand.
J’aime fort votre idée de cagoules médiévales mais il n’y a pas que la fenêtre. Il y a la fontaine : « Vos cheveux ont plongé dans l’eau ». Il y a Golaud : « Vos longs cheveux servent enfin à quelque chose ».
Suis-je [mot illisible] pardon comme si vous ne le savez pas. Vous voyez bien que je suis très malade. Que reste-t-il à une femme à laquelle on a enlevé son regard et son sourire. Une urne, très vite. En l’attendant, Dieu que votre écriture m’a fait plaisir.
Je vous embrasse aussi avec l’admiration de toujours que vous savez.
Princesse Maeterlinck

11.  Réaction de Cocteau consignée dans son journal à la réception de la lettre précédente :

Lettre de Madame Maeterlinck, heureuse, reconnaissante, mais inquiète de ce que je veuille supprimer toutes ces horribles perruques de Mary Garden et de [Jean] Périer[19]. Il me faudra imaginer des matières de chevelure en évitant le ridicule (pour la fenêtre et pour la fontaine). (PD VIII, 67).

12.  Lettre manuscrite à en-tête « Orlamonde »/ 30 boulevard Maurice Maeterlinck/ Nice adressée par Madame Maeterlinck à Jean Cocteau le 23 août 1962 :

Très cher ami,
Votre lettre m’a fait un immense plaisir sans combler la mélancolie de ne vous avoir point vu. Je me rattraperai à Metz où m’attend la grande joie que vous me réservez.
Nul mieux que vous ne peut aimer, comprendre et réaliser Pelléas et je sais le royal cadeau que vous lui apportez. J’en suis émue, reconnaissante. Si « merci » n’avait jamais servi, je vous l’adresserais.
Ma pensée fidèle et mon admiration vôtre,
Princesse Maeterlinck


[1] Voir l’article précédent de Mathilde Régent dans ce volume qui renvoie à plusieurs de ces textes édités par Malou Haine et moi-même dans Jean Cocteau, Écrits sur la musique, Paris, Vrin, « Musicologies », 2016.

[2] « Discours de M. Jean Cocteau au nom de l’Académie française », dans Bulletin de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises, tome XL, n°3, Bruxelles, Palais des Académies, 1962, p. 155-159. Voir : https://www.arllfb.be/bulletin/bulletinsnumerises/bulletin_1962_xl_03.pdf

[3] Le sigle PD VIII désigne le huitième volume du journal de Cocteau intitulé Le Passé défini VIII. 1962-1963, Paris, Gallimard, 2013.

[4] David Gullentops, « Hommages à la reine Élisabeth par Jean Cocteau », dans Jean Cocteau et la Belgique, Bruxelles, Bulletin de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, tome LXIII, n° 1-2, 2004, p. 173-179 et en ligne, 2007, p. 1-9. Url : https://www.arllfb.be/ebibliotheque/seancespubliques/06032004/2gullentops.pdf

[5] Jean-Marie Andrieu, Maurice Maeterlinck, Paris, Éditions universitaires, 1962.

[6] Voir la lettre adressée par Carlo Bronne à Cocteau le 2 novembre 1962 (conservée à la BHVP), où il assure le poète avoir bien envoyé la copie de son discours à Georges Charensol pour une parution dans la livraison des Nouvelles littéraires de novembre 1962.

[7] Par télégramme, Cocteau confirme à Pierre Aelberts qu’il peut s’adresser à Carlo Bronne pour récupérer un double du discours. Voir le numéro 48 du catalogue Pierre Aelberts, 30 ans après, Paris, Librairie Fosse, n°50, février 2014. Url : http://www.librairiefosse.fr/assets/fevrier_2014—copie.pdf

[8] La duchesse de La Rochefoucauld avait déjà organisé le 6 juin 1962 une commémoration pour le centenaire de Maeterlinck au ministère de l’Éducation nationale, suivie de l’inauguration d’une exposition Maeterlinck à la Bibliothèque nationale et clôturée par une séance d’hommage à l’Hôtel de Massa. Nous ignorons toutefois si le « cérémonial Maeterlinck » qu’elle prévoyait tenir à la Sorbonne a bien eu lieu.

[9] « Discours de M. Robert Vivier, membre de l’Académie », dans Bulletin de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises, tome XL, n°3, Bruxelles, Palais des Académies, 1962, p. 147-154. Voir : https://www.arllfb.be/bulletin/bulletinsnumerises/bulletin_1962_xl_03.pdf

[10] Ibidem, p. 148.

[11] Ibid., p. 149.

[12] Ibid., p. 154.

[13] Les lettres de Cocteau conservées au Cabinet Maurice Maeterlinck de la ville de Gand ont fait l’objet d’une description paraphrasée publiée dans Les Annales de la Fondation Maurice Maeterlinck, Gand, Fondation Maurice Maeterlinck, 1978, tome 24, p. 165-167.

[14] La BHVP conserve une copie dactylographiée tout à fait conforme de cette lettre.

[15] Dans le domaine cinématographique en 1947, Cocteau assiste tout d’abord au tournage de La Voce umana de Roberto Rossellini et de Ruy Blas de Pierre Billon, avant de réaliser le tournage du court métrage Coriolan et de se lancer, dès le 15 octobre, dans celui de L’Aigle à deux-têtes. Voir Jean Cocteau. Le cinéma et son monde, Francis Ramirez et Christian Rolot (éds), dans Cahiers Jean Cocteau, nouvelle série, n°7, Paris, Non Lieu, 2009, p. 48-49.

[16] Lettre qui donnera lieu à un déjeuner chez Madame Maeterlinck le 26 octobre 1953 (voir Le Passé défini II. 1953, Paris Gallimard, 1985, p. 305), au cours duquel Cocteau s’entretient avec elle du projet d’adaptation cinématographique de l’opéra Pelléas et Mélisande, avant de s’interroger sur le « problème » que pose la partition de Debussy comme « musique du film » (Ibidem, p. 308.)

[17] Cocteau rentre d’un long séjour en Espagne du 26 mars au 29 mai 1961, au cours duquel il a séjourné successivement aux îles Canaries, à Madrid, à Séville et à Marbella.

[18] Par « vos grottes », Cocteau fait allusion à l’architecture labyrinthique de la villa « Orlamonde ».

[19] Mary Garden et de Jean Périer, interprètes des rôles principaux lors de la création de l’opéra Pelléas et Mélisande à l’Opéra-Comique de Paris le 30 avril 1902.

Pour citer cet article

David Gullentops, "Les discours de Jean Cocteau sur Maurice Maeterlinck. Notes sur le texte et documents", Cahiers JC n°21 : Cocteau et les arts de la scène, [en ligne], 2023, 1p, consulté le 21/11/2024, URL : https://cahiersjeancocteau.com/articles/les-discours-de-jean-cocteau-sur-maurice-maeterlinck-notes-sur-le-texte-et-documents/