Olivier Rauch, Jean Cocteau. Du côté de l’Angleterre et des Anglais, Paris, L’Harmattan, « Critiques littéraires », 2024, 354 pp., par David Gullentops, Vrije Universiteit Brussel
Au cours de nos périples dans l’univers coctalien, nous avions découvert dans l’œuvre du « poète » toute une série de renvois à des auteurs et à des artistes britanniques, sous la forme de citations, d’intertextes remaniés et d’adaptations d’œuvres. Nous avions connaissance aussi des relations qu’il avait nouées avec de nombreuses personnalités du monde culturel et diplomatique d’outre-Manche, de ses divers séjours en Angleterre et de leur importance pour l’évolution de sa carrière, enfin de la diffusion de ses œuvres. Dès sa jeunesse, Cocteau a ressenti une connivence avec ce pays, et ceci malgré une méconnaissance de la langue qu’il a toujours regrettée. En revanche, ce qui nous manquait jusqu’à présent étaient un aperçu chronologique complet de ses rapports avec les « sujets de sa Majesté », une étude approfondie de l’accueil et de la réception de ses œuvres par la critique et par le public, une évaluation aussi de son influence sur des artistes anglais, enfin une mise au point de l’apport de la culture britannique à l’imaginaire de Cocteau. Pour parvenir à cet objectif, il fallait dépouiller des correspondances, des documents et des périodiques britanniques qui n’avaient pas encore été exploités et qui étaient dispersés un peu partout en France mais surtout en Grande Bretagne dans les fonds d’archives, les bibliothèques et les collections particulières. Ayant mené à bien ce type de recherche, Olivier Rauch nous fait bénéficier dans son ouvrage d’une série d’informations toutes nouvelles et d’un état de la question en tout point intéressant.
Le premier chapitre aborde les origines de l’anglophilie de Cocteau. En s’opposant d’emblée à une filiation souvent établie avec George Brummell qui a eu pour conséquence fâcheuse de catégoriser de façon simpliste Cocteau parmi les dandys, Rauch démontre bien au contraire la présence chez le poète de traits distinctifs éloignées des pratiques du dandysme. Débute alors une enquête sur les sources d’inspiration de Cocteau. Parmi les premiers initiateurs à la culture anglaise, Rauch désigne la mère du poète, Eugénie Cocteau, et Jacques-Émile Blanche. Alors que la mère partage avec son fils une admiration pour les romantiques Byron, Shelley et Keats, ce dont témoigneront de nombreuses réminiscences dans son œuvre, le peintre et critique d’art lui fait découvrir, entre autres, le théâtre de Shakespeare et les dessins d’Aubrey Beardsley et lui fait rencontrer, entre autres, la romancière francophile Edith Wharton, ainsi que l’actrice de Peter Pan, Hilda Trevelyan. Ce chapitre ne pouvait bien entendu passer sous silence la question du rapprochement avec Oscar Wilde. Rauch reprend ici la thèse jadis apportée par Pierre Chanel qui a noté plusieurs voltes faces vis-à-vis de l’auteur anglais et surtout du Portrait de Dorian Gray (CJCn 3, 61 et 71 et CJCn 4, 61-64). En un premier temps fortement attiré par cet ouvrage au point d’en tirer avec son ami Jacques Renaud l’adaptation théâtrale intitulée Le Portrait surnaturel de Dorian Gray (1909), Cocteau se rétracte presque aussitôt en dénonçant son esthétique somme toute superficielle, ce qui ne l’empêchera pas, sur l’insistance de Jean Marais, de générer un argument pour un ballet créé à Barcelone en 1952, Si l’expérience se soldera sur un échec, elle le conduira toutefois à revenir en fin de compte sur son opinion défavorable à l’égard de l’œuvre de Wilde.
Nous ne formulerons ici aucune critique sur l’absence de bien d’autres sources d’inspiration, le repérage d’intertextes ne pouvant jamais être exhaustif. Rauch cite déjà Rudyard Kipling, H. G. Wells, Georges Bernard Shaw, Thomas Hardy, Robert Louis Stevenson, Lewis Carroll, J. M. Barrie et G.K. Chesterton. Ajoutons-y l’influence notoire des œuvres de Thomas de Quincey, autant Les Confessions d’un mangeur d’opium anglais sur Opium. Journal d’une désintoxication (1930) que De l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts sur la seconde partie de l’Essai sur la critique indirecte (1932) intitulée Des Beaux-Arts considérés comme un assassinat. Et n’oublions pas non plus l’impact d’un ouvrage révélé par Cocteau dans le poème « La Mort des jeunes gens de la divine Hellade », à savoir « un petit livre bleu d’un professeur d’Oxford », sans doute John Addington Symonds, professeur au Magdalen College et fervent militant de la cause homosexuelle par l’intermédiaire de publications comme A Problem in Greek Ethics (1891) ou Sexual Inversion (1897)[1]. Très tôt, le poète a exprimé son penchant pour l’homosexualité, non sans craindre être pour cela exclu de certains milieux sociaux, comme l’indique la dédicace « I’am the Love that dare not speak it’s name » inspirée de Lord Alfred Douglas et placée auprès de l’un de ses premiers poèmes « Le Dieu nu » (OPC, 1367). Enfin, d’après un document conservé dans un fonds d’archives américain, Cocteau semble s’être intéressé également aux albums d’Edward Lear, comme l’atteste la traduction française de dix-huit limericks où la création verbale se double de la création graphique[2].
Le deuxième chapitre offre un panorama de la réception de l’œuvre de Cocteau en Grande-Bretagne. Ce qui frappe d’emblée est la périodisation proposée, selon laquelle chaque période semble mettre en avant l’un des modes d’expression du « poète ». Ainsi la création à Londres des spectacles Le Dieu bleu, Parade, Le Bœuf sur le toit et Le Train bleu, la publication des articles de critique musicale dans la revue Fanfare et la parution de la traduction par Rollo Myers du Coq et l’Arlequin (1921) imposent la renommée de Cocteau comme auteur de spectacles et comme critique dans la période 1919-1924. À un tel point que Parade constituera une source d’inspiration pour le poème de Thomas Eliot The Waste Land (1922) et en une mesure plus importante encore pour le recueil d’Edith Sitwell Façade (1922). Puis, dans la période 1921-1924, c’est au tour de sa poésie, de ses romans et de son théâtre à faire l’objet de publications et de comptes rendus, mais sans grand succès. Même si les textes de Cocteau bénéficient en effet de l’appréciation et du soutien inconditionnel d’un cercle d’intellectuels progressistes, comme Sitwell et Ezra Pound, leur inspiration avant-gardiste est rejetée par la majorité du public britannique[3]. Cette aversion pour l’innovation littéraire qui est associée d’ailleurs à la provenance continentale de l’auteur est le mieux illustrée par le critique du supplément littéraire du Times, Richard Ardlington. S’il déprécie les recueils de poèmes modernistes et l’ouvrage du Potomak pour leur prétendue « facilité », il apprécie d’autant plus les romans Le Grand Écart, Thomas l’imposteur, voire Le Secret professionnel, pour leur « facture » plus traditionnelle. Dans la même lignée de réflexion, Rauch aborde également les tentatives de collaboration avec le périodique The Criterion fondé et animé par Thomas Eliot. Une série de malentendus dans la communication mineront ce projet qui résultera finalement dans la publication en français en janvier 1926 d’un seul texte de Cocteau, l’article « Scandales » extrait de sa conférence à l’Université des Annales (1925). Dans la période 1927-1938, Cocteau est surtout connu du public anglais par la représentation de ses pièces Orphée et La Voix humaine, par la traduction de son roman Les Enfants terribles et de son essai Opium et par la projection de son film Le Sang d’un poète, sans bénéficier pour autant d’un accueil favorable. Les thèmes explicitement abordés de l’homosexualité et de la drogue choquent le puritanisme des Anglais. Illustration en est fournie par l’exposition que Peggy Guggenheim lui consacre dans sa galerie à Londres sur le conseil de Marcel Duchamp[4]. La police des mœurs interviendra pour faire retirer le dessin sur drap La Peur donnant des ailes au courage, jugée immorale et impudique[5]. La période 1944-1947 marque un tournant dans la réception de Cocteau en Angleterre, cette fois grâce au théâtre. La création à Londres et en anglais de sa pièce L’Aigle à deux têtes, bien avant la première d’ailleurs à Bruxelles, lui vaut un immense succès, que Cocteau n’apprécie guère pourtant. Il manifeste une forte réticence devant la traduction du texte et tout particulièrement du titre : The Eagle has two heads. Durant la dernière période 1947-1963, le public anglais découvre enfin l’ensemble de son œuvre et lui apporte la consécration. Les premières londoniennes des films La Belle et la Bête, L’Aigle à deux têtes, Les Parents terribles et Orphée et de l’oratorio Œdipus Rex de Stravinski avec Cocteau comme récitant, ainsi que la décoration murale de l’une des chapelles de l’église Notre-Dame de France dans le Leicester Square y jouent un rôle déterminant, mais surtout les répercussions dans la presse de son élection à l’Académie française et de son doctorat honoris causa à l’université d’Oxford.
Dans le chapitre 3, Rauch aborde la question des adaptations réalisées par Cocteau et des traductions de ses œuvres. Parmi les adaptations, il se concentre sur Roméo et Juliette de Shakespeare et sur Cher Menteur de Jérôme Kilty. Quant au sous-chapitre des traductions, dont le sous-titre indique « mission impossible », il marque les problèmes qui se sont manifestés chez les traducteurs à transposer en anglais des formules empreintes de nuances et de finesses dans la langue source et les hésitations éprouvées par Cocteau à accepter des traductions qui recourent au potentiel de la langue cible pour contourner les spécificités du français. Le chapitre 4 passe en revue les amitiés de Cocteau en fonction de trois époques différentes : la jeunesse (les diplomates Harold Nicolson et Reginald Bridgeman), la période des années 1920 (Nina Hamnett, Mary Butts, Francis Rose et Christopher Wood) et la période des années 1950 (l’épouse de l’ambassadeur d’Angleterre Diana Cooper, la princesse Margaret et Miron Grindea, le directeur de la revue Adam). L’avant-dernier chapitre évoque en détail les différents séjours de Cocteau en Angleterre. Rauch en dénombre sept en tout avec comme activités principales : 9 juin – mi-juillet 1920 pour la création du Bœuf sur le toit au Coliseum ; 10-17 avril 1923 pour un séjour avec Radiguet à Oxford et à Londres ; 8-17 décembre 1924 pour la création du Train bleu au Coliseum ; début juin 1948 pour la première du film L’Aigle à deux têtes ; 10-15 juin 1956 pour sa promotion à l’université d’Oxford ; début novembre 1959 pour décorer la chapelle de Londres et participer à l’oratorio Œdipus Rex ; début mai 1960 pour assister à l’inauguration des fresques de la chapelle et au mariage de la princesse Margaret. L’ouvrage se referme sur une enquête particulièrement intéressante sur la postérité actuelle de Cocteau en Grande-Bretagne. Retenons en peinture l’influence qu’il a exercée sur David Hockney (p. 314) et au cinéma sur Derek Jarman[6], John Maybury, Clive Barker, Storm Thorgerson, Jonathan Glazer et Ken Russell. Mentionnons enfin parmi les annexes deux bibliographies particulièrement précieuses, celle des œuvres de Cocteau diffusées en Angleterre (1921-2018) et celle des ouvrages sur Cocteau par des auteurs anglo-saxons (1955-2019).
[1] Voir Jean Cocteau, « Poèmes inédits », David Gullentops (éd.), dans Serge Linarès (dir.), Jean Cocteau, Paris, L’Herne, « Cahiers de l’Herne », 2016, p. 191-195.
[2] David Gullentops et Ann Van Sevenant, Les Mondes de Jean Cocteau : poétique et esthétique. Jean Cocteau’s Worlds : Poetics and Aesthetics, Paris, Éditions Non Lieu, 2012, p. 101-102.
[3] Le public britannique ne comprend pas qu’un artiste comme Cocteau, qu’il rattache à l’avant-garde européenne et en particulier au mouvement dada, puisse revendiquer l’autonomie de sa création de tout mouvement artistique existant. Or ce principe d’autonomie est un des fondements du dadaïsme.
[4] Rauch signale par ailleurs que Samuel Beckett a assuré la traduction du texte de présentation de Cocteau pour cette exposition.
[5] Pour une analyse de La Peur donnant des ailes au courage, voir David Gullentops, « Jean Cocteau, un ouvrage et une exposition », Cahiers Jean Cocteau, n°22, 2024, 8 p. URL : https://cahiersjeancocteau.com/articles/jean-cocteau-un-ouvrage-et-une-exposition/
[6] Derek Jarman avait déjà fait l’objet d’un rapprochement avec Cocteau dans le catalogue Derek Jarman – Jean Cocteau. Alchimie, sous la direction de Dominique Bax, avec la collaboration de Cyril Béghin, publié à l’occasion du 19e festival du Magic Cinéma à Bobigny (26 mars – 13 avril 2008), Bobigny, Le Magic Cinéma, collection « Théâtres au cinéma », tome 19, 2008, 256 p.