Au tournant du XXe siècle, après une période marquée par le drame lyrique wagnérien, de nombreux écrivains français se sont engagés dans une collaboration avec un compositeur pour donner naissance à une œuvre opératique. Parmi eux, Jean Cocteau. Son tout premier livret, Paul et Virginie, écrit en 1920 avec la participation de Raymond Radiguet, est initialement destiné au compositeur Erik Satie. À cette période, Cocteau est une personnalité influente du mouvement artistique et avant-gardiste de ce début de XXe siècle à Paris : il s’intéresse à toutes les nouveautés, à tous les scandales, mais refuse de se laisser dicter sa conduite par des courants modernistes ou des modes. Mal à l’aise face au dadaïsme, agressé de toute part à cause de son image de dandy et de mondain, il rompt, soutenu par Radiguet, avec toute forme d’école et revendique la liberté de sa plume. En août 1920, il part au Piquey, un village sur le bassin d’Arcachon qu’il fréquente depuis la fin de la guerre. Au Grand Hôtel Chantecler, il profite de la plage déserte, des forêts de pins et d’un paysage sauvage qui le ravit. Sans doute est-ce la contemplation de ces espaces naturels qui a conduit l’auteur à se replonger dans l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, qui décrit avec délice la beauté de l’île de France, actuelle Île Maurice.
On sait grâce à des lettres et des témoignages que Cocteau avait déjà en tête le projet d’une adaptation du roman dès 1916, à l’époque de Parade. La fréquentation du Piquey ne fait donc que relancer une idée qui germe en lui depuis des années. En 1917, les descriptions qu’il fait à sa mère de son environnement au bassin d’Arcachon renvoient clairement à la nature exotique célébrée dans le roman : dans une lettre du 17 août, il décrit Le Piquey comme un « Éden colonial avec la mer, la montagne, la forêt[1] ». Le lendemain, il donne des précisions sur le paysage et fait une allusion directe à l’œuvre qu’il adaptera trois ans plus tard dans le même décor :
Déjà tout un jour dans ce paysage nègre, superbe, où on respire un air riche et salé. Les pantalons rouges des pêcheurs, les « pirogues », les cases, mon hôtel sous les feuilles, les plantes grasses, la brousse, la dune, sont le décor de mes chers petits livres à deux sous. Solitude complète. Quatre cases. Je t’écris devant celle des Lhote[2] très basse, en planches, cinq chambres. Paul et Virginie[3].
Quelques jours plus tard, Cocteau parle de ses hôtes, les Lhote, en ces termes : « Lui et sa femme très Paul et Virginie d’estampe – la case, l’aloès, les pamplemousses[4] ». Ces détails montrent à quel point l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre hante le créateur et combien son séjour sur le bassin d’Arcachon évoque presque systématiquement l’atmosphère de ce roman du XVIIIe siècle.
Le dramaturge est également attiré à cette époque par les concepts de créolité et de négritude : il a côtoyé des soldats coloniaux durant la guerre, et a ressenti pour eux une sincère affection. En août 1917, toujours sur le bassin d’Arcachon, il écrit le poème « Batterie » dans lequel il affirme posséder une âme nègre :
Le nègre, dont brillent les dents,
Est noir dehors, rose dedans.
Moi, je suis noir dedans et rose
Dehors, fais la métamorphose[5].
Durant chacun de ses séjours au Piquey, il se réjouit de voir sa peau se colorer grâce au soleil : le 7 septembre 1917, il confie à sa mère que sa « bonne couleur nègre augmente[6]. » tandis qu’il lui décrit peu après « l’heureux climat colonial[7] » dont il profite. Quelques temps plus tard, il exprime à sa mère ses réticences à revenir à Paris et à retrouver le climat délétère de la capitale ; au Piquey, au sein d’une nature luxuriante, calme et isolée, il vit heureux, ce qui renvoie clairement aux thèses défendues par Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie : « À Piquey, tout ce qui s’offre est bon, à Paris tout ce qui s’offre est néfaste[8]. »
Notre propos visera à comprendre quels choix dramaturgiques l’écrivain-librettiste opère pour transposer un roman patrimonial du XVIIIe siècle aussi dense que Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre en livret d’opéra : quels éléments narratologiques choisit-il de conserver ou de condenser ? Quelles libertés prend-il sans trahir l’œuvre ? Comment parvient-il à harmoniser la littérature et la musique ? Quelle place cette dernière occupe-t-elle dans cette idylle exotique très empreinte de philosophie rousseauiste ?
Pour mener à bien cette analyse, il nous a paru essentiel de nous replonger dans le roman de Bernardin de Saint-Pierre pour mieux mettre en valeur l’originalité créatrice de Cocteau à le repenser, pour l’adapter à un livret destiné à être mis en musique. Cela implique des choix de situations, une condensation, un rythme dans les dialogues qui révèlent les personnages et font évoluer l’intrigue.
Le rêve de l’art total selon Cocteau
Comme d’autres écrivains de la période post-wagnérienne, Jean Cocteau ressent le besoin de moderniser la scène lyrique et d’y faire entrer de façon plus marquée la littérature. Mais comment compte-t-il s’y prendre ? Quelles sont ses idées en matière de livret d’opéra ? Que perçoit-il des changements nécessaires pour renouveler le genre ?
Il est complexe de répondre à ces questions, dans la mesure où Cocteau n’est pas un théoricien de l’opéra. Néanmoins, il est un spectateur assidu et a beaucoup écrit sur les spectacles musicaux dans la presse. Il est ainsi possible, à travers ses articles, de repérer ses goûts dans ce domaine ou de mettre en avant ses répulsions à partir des critiques qu’il émet. La publication en 1918 du Coq et l’Arlequin pouvait apparaître comme révélatrice des recherches esthétiques de Cocteau. Pourtant, considérer cet ouvrage comme un manifeste théorique du spectacle total serait une erreur. Cocteau lui-même n’a cessé de le répéter : son ambition n’était pas de présenter une nouvelle esthétique musicale cohérente, mais plutôt des points de repère, sous forme d’aphorismes.
C’est dans tous les articles, préfaces et comptes rendus de concerts ainsi que dans ses lettres, que l’on peut mettre au jour des lignes de force définissant la conception que le poète se fait de la musique, et par là-même, de ce que la littérature doit être pour créer des œuvres où les arts dialoguent en toute harmonie. Ces réflexions s’appliquent pour Cocteau à tous les genres représentables sur scène, du théâtre à l’opéra en passant par la danse, le mime ou le cirque. Il n’élabore pas de théorie spécifique au livret d’opéra ou au genre lyrique en particulier : l’écrivain définit avant tout un art scénique protéiforme, ouvert à toutes les formes d’expression. Son positionnement est tout à fait représentatif de l’attitude générale adoptée par les écrivains de cette période intéressés par l’opéra, qui ne se considèrent plus seulement comme des librettistes, mais comme des artistes complets, curieux d’appréhender le genre lyrique avec leurs yeux de mélomanes, de dramaturges, de poètes et de musiciens amateurs. De ce qui pourrait être considéré comme une faiblesse, ils font une force, offrant un regard neuf et inédit sur un genre que le XIXe siècle a selon eux trop stéréotypé.
Jean Cocteau rêve d’unité. Comme d’autre écrivains de cette époque, il exprime un regret : celui de ne pas pouvoir écrire la musique de ses œuvres. Dans sa préface des Mariés de la tour Eiffel, il décrit son utopie du créateur pantocrator :
Une pièce de théâtre devrait être écrite, décorée, costumée, accompagnée de musique, jouée, dansée par un seul homme. Cet homme-orchestre n’existant pas, il importe donc de remplacer l’individu par ce qui ressemble le plus à un individu ; c’est-à-dire par un groupe amical[9].
Dans Le Coq et l’Arlequin, il exprime la nécessité d’un art syncrétique : « Une œuvre d’art doit satisfaire toutes les muses — c’est ce que j’appelle : Preuve par 9[10]. » Cocteau ne s’adonne pas au métier de compositeur, mais il en comprend les enjeux. L’intérêt pour le théâtre, et par extension, pour le théâtre lyrique, s’explique logiquement dans le cadre de l’œuvre totale qu’il aspire à réaliser. Si Parade constitue une date essentielle dans la constitution d’une œuvre de fusion entre les arts, elle n’accorde qu’une place très minime à l’expression littéraire de Cocteau. C’est avec Paul et Virginie que le poète et dramaturge va véritablement se projeter dans un travail de librettiste.
Jean Cocteau tient tout d’abord à se démarquer du modèle wagnérien : les œuvres lyriques de Wagner s’adresseraient, pour lui, à une élite d’initiés. Ce qui lui déplaît avant tout, c’est ce qu’il considère comme une dimension artificielle, affectée et mensongère ; l’un des aphorismes du Coq et l’Arlequin exprime cet aspect intellectuel qui se veut détaché du quotidien et de la réalité : « Toute musique à écouter dans les mains est suspecte. Wagner, c’est le type de la musique qui s’écoute dans les mains[11]. » Il rejette non seulement le compositeur allemand mais également les influences que celui-ci a fait naître chez les musiciens français, et qui se manifestent selon lui principalement dans le flou de l’impressionnisme de Debussy. Cocteau désigne Wagner comme une « pieuvre » : « L’impressionnisme est un contrecoup de Wagner. Les derniers roucoulements de l’orage[12]. » Ce que l’écrivain fustige, dans la musique wagnérienne comme dans celle de Debussy, c’est le manque de simplicité et de lien avec la réalité : cette musique « dans quoi l’esprit nage[13] » s’enliserait dans un univers poétique et évanescent qui écarterait le quotidien. Ces considérations provoquent la colère de Cocteau : « Assez de nuages, de vagues, d’aquariums, d’ondines et de parfums la nuit[14]. »
En étroite liaison avec cette nécessaire expression du réel sur scène, Cocteau développe une esthétique dont le mot d’ordre est la simplicité. Au début du Coq et l’Arlequin, le poète définit précisément ce que signifie pour lui ce concept[15]. « Simple » ne veut pas dire « simpliste ». Son modèle est la musique d’Erik Satie dans laquelle il retrouve ses propres théories, et une véritable hardiesse novatrice : « L’audace de Satie consiste à être simple, d’une simplicité neuve, savante, linéaire, après une période interminable de musique diffuse et compliquée[16]. »
Cocteau attache à cette simplicité une autre exigence : un style rapide, sans qu’il soit nécessaire de lire entre les lignes. En musique comme en littérature, l’artiste doit rompre avec l’hermétisme, le flou et l’obscur du symbolisme qu’il a pratiqué à ses débuts. Cocteau favorise un style plus lisible, compréhensible, qui s’écarte d’une contrainte herméneutique. Dans un article paru en 1923 dans Les Nouvelles littéraires, il affirme son ambition : « Être assez aigu, assez rapide, pour traverser d’un seul coup le drôle et le douloureux, c’est à quoi je m’exerce[17]. » À propos de la matière sonore, il entend favoriser « une musique plus rythmée, plus nette de contour, plus française[18] » :
Mais est-ce la peine de couper les cheveux de Mélisande en quatre ? Vagues, vents, frissons, parfums, brumes de soleil et d’eau, pluie sur les feuilles, suivent leur Orphée chez les morts. Voilà le moment de faire volte-face. Après le règne du flou, soyons net. Après l’estompe, employons l’emporte-pièce. C’est le jeu nouveau[19].
Foncièrement nationaliste, à l’image de son époque, Jean Cocteau préconise un nouvel idéal artistique qui propose de s’imprégner de l’esprit « populaire français » : il rejette l’évanescence des intrigues symbolistes et des légendes germaniques pour favoriser un univers plus réaliste mais aussi plus patriote. C’est donc dans le patrimoine français que le créateur entend puiser l’inspiration d’un livret d’opéra. Cocteau prône le retour à des sources classiques et se détache de toute forme de modernité à la mode dans les années 1920. Pour créer un art original et national, l’inspiration n’est pas à chercher du côté du jazz américain : même s’il éprouve de la curiosité pour l’urbanisme de New-York, pour le machinisme et les rythmes nègres venus d’Amérique, il ne s’agit pas pour Cocteau d’imiter les productions d’une civilisation qui n’est pas la sienne : « Les bruits du jazz band nous réveillent pour que nous en fassions un autre[20]. » Dans le premier numéro de son journal Le Coq, il affirme : « Fondation de la Ligue Anti-Moderne. Retour à la poésie. Disparition du gratte-ciel. Réapparition de la rose[21] » : cette fleur-cliché de la thématique courtoise, qui ne pouvait a priori surprendre personne, devient alors le symbole d’un renouveau qui consiste à dépoussiérer et rendre leur éclat aux motifs déjà traités par la littérature. Faire du neuf avec de l’ancien, c’est l’objectif que se fixe Cocteau, inspiré par Radiguet, qui note justement à propos de la poésie de son mentor : « Il y a en lui assez de nouveauté pour qu’il puisse se permettre de respirer une rose[22]. » Ces considérations nous permettent de mieux comprendre pourquoi les deux créateurs ont jeté leur dévolu sur un roman du XVIIIe siècle aussi classique et connu que Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre pour composer un livret d’opéra à quatre mains. Il représente un style purement français, appartenant à un patrimoine fortement ancré dans le canon littéraire ; néanmoins, il possède des touches d’exotisme qui permettaient à Cocteau d’exprimer la « négritude » qui l’inspire fortement à l’époque et de représenter un paysage dont il voit un certain reflet dans le refuge du Piquey.
Au niveau du style d’écriture également, Cocteau entend faire preuve de modernité et d’audace par rapport aux modèles wagnérien et debussyste. Ainsi, il raccourcit considérablement le livret d’opéra, offrant au public un support lyrique qui n’a rien de commun avec La Tétralogie ou Pelléas et Mélisande. La théorie esthétique de Cocteau est fondée sur la déclinaison d’un lexique qui tend vers un idéal de simplicité, comme la ligne droite, la brièveté, la clarté, la franchise des contours, la lisibilité ou encore l’absence d’enchevêtrements inutiles. Dans tous les livrets coctaliens, on constate l’application de ce principe : les monologues sont peu nombreux, et les personnages sont plus dans l’action que dans le discours. Bien souvent, les échanges sont vifs, pragmatiques. On voit donc que Cocteau aborde ce genre opératique après mûres réflexions esthétiques.
Du roman au livret : le travail de transposition
Nous observons dans un premier temps que l’architecture du roman de Bernardin de Saint-Pierre et celle du livret de Cocteau sont assez proches. Toutes deux se déclinent en trois temps : le premier va du récit de l’installation des deux familles sur l’île jusqu’au départ de Virginie pour la métropole ; le deuxième se déroule pendant le séjour de Virginie en France, soit durant un peu plus de deux ans. Enfin, le troisième mouvement s’étend de l’annonce du retour de Virginie sur l’île de France jusqu’à la mort de tous les personnages principaux.
1. De l’enfance des héros au départ de Virginie
1.1 La célébration romanesque de l’état de nature
Le roman de Bernardin de Saint-Pierre apparaît comme une « espèce de pastorale[23] » selon les propres mots du romancier, une idylle évoquant la vie paradisiaque d’une petite communauté où les inégalités sociales sont inexistantes. C’est une œuvre difficile à classer sur le plan générique : conçu explicitement comme une fable, l’ouvrage vise à persuader le lecteur des bienfaits d’une vie en harmonie avec la nature. L’importance des descriptions lui confère également toutes les caractéristiques d’un récit poétique. Il possède enfin des éléments caractéristiques du Bildungsroman et du récit d’aventure, voire de la robinsonnade.
Le lecteur est invité d’entrée de jeu à suivre un guide pour une visite de l’île de France qui impose comme essentielle la dimension descriptive du roman. Le premier narrateur, un jeune européen, anonyme et indéfini, met en place le décor, l’environnement dans lequel le lecteur va évoluer durant tout le roman, un univers luxuriant et paradisiaque, signe de l’omniprésence du divin. Cet incipit descriptif exploite le topos de la rencontre : le narrateur fait la connaissance d’un autre personnage qui « sait ». Le premier narrateur passe alors très vite le relais au second, généralement nommé le « vieillard ». La présence de ces deux narrateurs met en évidence la technique romanesque du récit enchâssé : ce choix vise à donner au récit sa crédibilité et son authenticité.
Le récit encadré est rétrospectif : il ramène le lecteur près de trente ans en arrière. Le vieillard était l’ami de deux familles qui vivaient paisiblement à cet endroit. Le lecteur apprend qu’en 1726, Monsieur de la Tour, un Normand, débarque sur l’île pour faire fortune. Il est accompagné par son épouse, une riche provinciale épousée en secret et privée de dot par sa famille qui considère cette union comme une mésalliance. Très vite, il part à Madagascar acheter quelques esclaves, mais il est emporté par la fièvre peu de temps après son arrivée. Sa veuve enceinte et désargentée se retrouve seule, accompagnée d’une domestique noire, Marie. Fière et ne désirant pas solliciter l’aide d’un homme, elle se résout à cultiver un lopin de terre dans une région très isolée de l’île offrant protection et discrétion. En ce lieu, elle fait la connaissance de Marguerite. Depuis un an, cette paysanne bretonne y a élu domicile. Elle fut jadis séduite puis abandonnée par un gentilhomme de Bretagne après la naissance d’un enfant non reconnu, Paul. Les deux femmes se partagent le terrain et le voisin construit deux cabanes afin de leur ménager un peu d’intimité. La construction achevée, Madame de la Tour accouche d’une fille qu’elle prénomme Virginie. Domingue, le domestique noir de Marguerite, épouse alors Marie. Sur l’île, la vie simple et rustique apporte beaucoup de satisfactions à cette communauté. Les deux enfants grandissent en parfaite harmonie avec la nature et des sentiments fraternels s’épanouissent entre eux. Le roman développe un thème constant, un leitmotiv idéologique qui met en évidence les bienfaits de la vie sociale menée par cette petite communauté au sein de la nature. Les deux mères ont mis en place un modus vivendi centré sur la vertu : la médisance est bannie de leurs conversations, et l’éducation de leurs enfants est purement empirique. Les disciplines scolaires ont été totalement écartées, Paul comme Virginie sont d’heureux ignorants, qui vivent dans la joie, l’affection et l’admiration des éléments naturels. Ensemble, Mme de La Tour et Marguerite ont pris l’habitude de cultiver une bienveillance permanente qui leur permet d’atteindre ce que Bernardin de Saint-Pierre considère comme une sagesse idéale : « En vivant donc dans la solitude, loin d’être sauvages, elles étaient devenues plus humaines[24]. » Une des preuves du bon naturel des deux adolescents s’exprime en particulier dans l’épisode de la négresse marronne à laquelle Virginie porte secours immédiatement de façon très charitable : elle propose à cette esclave maltraitée de l’accompagner jusqu’à la Rivière-Noire pour plaider sa cause auprès de son maître.
Cet état de nature idyllique est dans un premier temps perturbé par un changement d’humeur de Virginie qui est raconté en détails : elle est agitée d’un mal inconnu, qui n’est pas nommé, mais dans lequel le lecteur reconnaît les troubles amoureux propres à l’adolescence. Elle se montre particulièrement troublée en présence de Paul, tandis que celui-ci, moins mature, ne comprend pas les sentiments naissants de sa camarade de toujours. Cet état de fait préoccupe particulièrement la mère de Virginie : tandis que Marguerite envisage dans les plus brefs délais une union entre les deux enfants, Mme de La Tour s’inquiète de voir sa fille avoir des enfants trop tôt, sans ressource pour les élever. Elle voudrait que Paul commerce avec l’Inde avant de s’allier à sa fille, afin qu’il devienne plus apte à fonder une famille, mais surtout qu’il gagne de l’argent. Le lecteur constate à ce moment-là que Mme de La Tour reste imprégnée par les préjugés de sa classe. L’argent lui semble indispensable au bonheur de sa fille. Or, dans le roman, c’est à partir de ce moment que le bonheur périclite : la volonté de Mme de La Tour de redonner à Virginie la fortune dont elle doit légitimement hériter va précipiter les personnages dans le malheur. Jusque-là, la vertu et le travail suffisaient à cette petite communauté pour vivre dans la joie et l’harmonie. En ravivant la tentation de l’argent, un ordre social d’inégalité est réintroduit, ce qui pousse Marguerite à expliquer à son fils que par son statut de bâtard, il n’est pas digne de Virginie.
Dans ce bouleversement irrévocable, une lettre de la tante vient faire miroiter à Virginie la promesse d’un héritage à venir sous réserve de sa venue en France. Cette lettre va jouer un rôle décisif : l’écrit fait en effet irruption dans la vie de la communauté, une irruption brutale et fatale. La France représente alors la distance, l’arrachement et l’absence. Le gouverneur de l’île, M. de la Bourdonnais, porteur d’un sac de piastres envoyé par la tante, puis l’intervention d’un missionnaire achèvent de convaincre la mère de Virginie d’envoyer sa fille faire son éducation à Paris. Dans le microcosme heureux de Paul et Virginie, ni la hiérarchie sociale ni la religion n’avaient leur place. À partir du moment où la mère de la jeune fille laisse les deux hommes entrer dans leur vie, la politique et le clergé bouleversent l’harmonie simple des familles, attirant les marchands qui veulent s’enrichir de la fortune subite de Mme de La Tour.
La fin de ce premier mouvement du roman se clôt sur un ultime événement qui va définitivement sonner le glas de cette existence naturelle idyllique : la trahison s’installe, orchestrée par la mère de Virginie. Celle-ci feint devant Paul de refuser l’offre et ce dernier s’endort rassuré. Au matin, Virginie a embarqué, ce qui déclenche la fureur et le désespoir de l’adolescent.
1.2 Une trame centrée sur l’essentiel dans le livret
Le livret d’opéra nécessite concision et efficacité narrative ; aussi Cocteau réalise-t-il des choix de condensation très importants. Toute la difficulté du travail de librettiste consiste à conserver une certaine fidélité vis-à-vis du texte source, tout en le réduisant pour répondre aux exigences du genre lyrique. La transposition du genre romanesque au genre théâtral entraîne la suppression de la majorité des descriptions, que compense le décor, et l’apparition immédiate des dialogues. Ainsi, l’introduction assurée par le narrateur anonyme et le témoin ami des héros dans le roman devient inutile au livret, et le récit enchâssé s’efface au profit d’une représentation directe des personnages dans leur milieu de vie.
Si les descriptions très amples chez Bernardin de Saint-Pierre sont absentes chez Cocteau, l’exotisme n’en est pas moins présent par touches et allusions brèves dans la première didascalie : « case », « rochers », « bruit des vagues », « meubles en rotin », « négresse qui fume la pipe[25] », de nombreux indicateurs sont convoqués pour plonger le spectateur dans une ambiance tropicale. En une didascalie, l’écrivain-librettiste résume plusieurs paragraphes descriptifs et renforce l’impression d’exotisme par le recours à une chanson de marins propice à inspirer au spectateur l’idée du voyage : le navire décrit se nomme la « Belle Cubaine », et il s’abîme en mer alors que les matelots font route vers San Francisco pour faire la chasse aux cachalots. Les allusions au rhum, à la chaleur et à la navigation renforcent encore le dépaysement nécessaire au cadre spatial dans lequel l’histoire des héros prend place.
Pour introduire le lecteur dans l’atmosphère de ces deux familles matriarcales qui vivent en pleine nature dans une harmonie insouciante, Cocteau décide de commencer son livret par l’épisode de la négresse marronne. Il donne des explications très rapides dans la scène 2 sur la situation des deux mères de famille : en quelques répliques, on apprend que Marguerite a donné naissance à un bâtard, tandis que Mme de la Tour a vu sa famille la condamner parce que son mari n’avait pas les quartiers de noblesse correspondant à sa situation sociale. Ce qui faisait l’objet d’un assez long développement raconté dans le roman par le narrateur témoin devient un échange rapide d’informations : Mme de la Tour et Marguerite évoquent leur situation respective et leur passé, s’interdisant de se plaindre dans la mesure où dans leur malheur, elles peuvent se soutenir mutuellement. Elles évoquent également les liens très forts qui unissent leurs enfants. C’est dans cette même scène que l’on découvre l’existence d’une tante de Mme de la Tour, un personnage qui semble à priori peu charitable et insensible au destin de ses nièces. Est évoqué également le gouverneur de l’île, avec l’idée qu’il est un brave homme peut-être abusé par l’influence de la tante qui lui a donné sa version des faits sur la situation de la mère de Virginie. Ces deux premières scènes d’exposition sont habilement menées dans la mesure où elles présentent les personnages principaux, leur situation et les opposants qui vont venir perturber leur vie paisible et harmonieuse.
Le premier élément perturbateur qui apparaissait dans le roman, à savoir les tourments adolescents de Virginie, disparaît dans le livret. Mme de La Tour semble plus facilement convaincue par l’avenir commun de Paul et Virginie, et n’envisage pas de contraindre le jeune homme à commercer avec l’Inde pour faire fortune. En revanche, l’épisode de la lettre de la tante est bien présent. Dans le livret, c’est Virginie qui décide elle-même d’obéir à l’injonction de cette missive, le gouverneur évoquant un ordre du roi auquel personne ne saurait se soustraire. Pour dissuader Paul de s’opposer à son projet de départ, Marguerite prend son fils à part et lui révèle les différences d’origine qui séparent les deux jeunes gens. Pour la première fois, des considérations d’ordre social viennent parasiter la relation entre les adolescents : Paul apprend qu’il est un bâtard alors que Virginie appartient à une famille riche et noble. Cette scène est commune au livret et au roman, et elles sont très comparables. Cocteau reprend très fidèlement l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre. On prendra comme exemple la réaction de Paul suite à la révélation de sa mère :
Dans le roman : | Dans le livret : |
Paul, la serrant dans ses bras, lui dit : « Oh ma mère ! puisque je n’ai d’autres parents que vous dans le monde, je vous en aimerai davantage. Mais quel secret venez-vous de me révéler ! Je vois maintenant la raison qui éloigne de moi Mademoiselle de La Tour depuis deux mois, et qui la décide aujourd’hui à partir. Ah ! sans doute, elle me méprise ! » | PAUL : Puisque tu n’as que moi, je t’aimerai encore davantage. Mais maintenant je devine ce qui décide Mme de La Tour. Sans doute elle me méprise. |
Du roman au livret, dans cet extrait, les deux différences principales sont la concision et la dimension plus directe, plus familière des propos : Paul et sa mère se vouvoient dans l’œuvre romanesque tandis qu’ils se tutoient dans le support lyrique. On remarque également que le roman, plus complexe, présente Paul dans l’incompréhension des réactions récentes de Virginie : il met son trouble sur le compte du mépris, au lieu de reconnaître les sentiments amoureux naissants. Dans le livret, Paul fait porter la responsabilité du départ de Virginie sur sa mère.
La scène des marchands attirés par la fortune soudaine de Mme de La Tour est également commune aux deux œuvres, mais Cocteau décide de la faire intervenir avant l’arrivée du gouverneur dans le livret, aux scènes 3 et 5, ce qui contribue à éveiller la curiosité du spectateur. Théâtralement, cette agitation mercantile conjuguée à l’incompréhension des deux mères et de leurs enfants crée un effet scénique qui dynamise l’action. Comme chez Bernardin de Saint-Pierre, cet épisode est l’occasion pour Cocteau de mettre en scène l’innocence des enfants et de prouver leur détachement vis-à-vis de toute notion de luxe ou de possession matérielle : ils sont dans l’ignorance totale des pouvoirs de l’argent et ne connaissent pas les artifices de la civilisation.
La fin de l’acte I dans le livret et celle du premier mouvement du roman sont toutes deux marquées par une accélération du rythme narratif : le bateau doit partir le soir même. Cocteau occulte l’intervention du missionnaire, qui faisait l’objet d’une représentation satirique dans le roman. Le départ précipité de Virginie pour l’Europe est caché à Paul dans les deux œuvres, pendant son sommeil dans le roman et grâce à un stratagème de Virginie dans le livret. On remarque une différence notable présente dans le support lyrique : la jeune fille est accompagnée à Paris par Marie, la domestique noire, qui quitte pour l’occasion son mari Domingue et prépare les originalités de l’acte 2 du livret.
L’analyse de ce premier acte est éclairante à plus d’un titre : d’abord parce qu’elle révèle un librettiste qui prend assez peu de libertés avec l’œuvre originelle, tout en réalisant un important travail de condensation. La fidélité vis-à-vis de Bernardin de Saint-Pierre est frappante, et se retrouve dans le choix même des épisodes : dans l’avant-propos de son roman, celui-ci avait imaginé comment son récit pouvait être adapté en pièce de théâtre. Il faisait une liste des scènes qu’il faudrait selon lui retenir, et il commençait par l’épisode avec la négresse maronne ; or, c’est exactement avec cet épisode que débute le livret. En outre, on constate que Cocteau respecte la construction habituelle des livrets d’opéra, par la composition en acte et scènes. Enfin, il réalise un support lyrique très proche des conventions du genre établies par Pierre Perrin[26] dès le milieu du XVIIe siècle : abandon des descriptions, des figures de style, des considérations spirituelles et philosophiques, écriture simple et variée, prédilection pour l’action et les sentiments des personnages. Nous retrouvons toutes ces caractéristiques dans Paul et Virginie de Cocteau, où les dialogues sont courts, vifs et principalement informatifs : la condamnation de la civilisation occidentale, de l’éducation qui y est dispensée aux enfants et de la corruption de l’argent disparaissent au profit de la narration des événements. Néanmoins, le deuxième acte fera preuve de davantage d’audace et révélera un librettiste moins consensuel que ce que laisse entendre le premier mouvement de l’œuvre.
2. La période de séparation
2.1 Un roman qui se concentre sur l’éducation de Paul
Bernardin de Saint Pierre centre la deuxième partie de son roman sur l’évolution et l’éducation des deux héros en diptyque, en donnant la plus large part à Paul. Celui-ci est pris en main par le narrateur témoin, qui l’aide à apprendre à lire et à écrire pour pouvoir communiquer avec Virginie.
De l’éducation parisienne de la jeune fille, le lecteur n’a qu’un écho lointain, à travers une lettre envoyée un an et demi après son départ. On y apprend que Virginie a été placée dans un couvent afin d’y maîtriser des enseignements généraux, mais qu’elle n’en profite pas beaucoup, étant donné ses « faibles dispositions » et son manque d’intérêt pour les études. Outre cet enseignement scolaire, Virginie vit dans le luxe, a reçu le titre de comtesse, dispose de deux femmes de chambre et est matériellement gâtée par sa grand-tante. En revanche, elle est dépossédée de tous les signes qui définissaient sa personne et son caractère, à commencer par son nom de famille. Virginie évoque un « vieux seigneur » ami de sa grand-tante qui vient la voir à la grille du couvent et qui a, d’après la vieille aristocrate, « beaucoup de goût pour [s]a personne[27] ». Le lecteur comprend alors l’allusion à un mariage de convenance préparé par la grand-tante. Virginie finit sa lettre par une allusion à la beauté de la nature européenne, aux fleurs, aux graines et aux fruits qu’elle découvre dans la cour de l’abbaye, mais auxquels personne ne prête attention dans cette société occidentale centrée sur les biens matériels. Elle joint à sa lettre un sac de semences, de noyaux, de pépins et de graines qui constitueront pour sa famille restée sur son île natale un trésor bien plus précieux qu’un sac de piastres. Ce procédé romanesque de la lettre permet à Bernardin de Saint-Pierre de livrer une critique fine et subtile de la société française, à travers le regard solitaire et mélancolique d’une jeune fille qui découvre des usages cyniques et superficiels, ce qui lui fait dire :
C’est ce pays-ci qui est pour moi un pays de sauvages ; car j’y vis seule, n’ayant personne à qui je puisse faire part de l’amour que vous portera jusqu’au tombeau […] votre obéissante et tendre fille[28].
Ce renversement des valeurs entre civilisation et sauvagerie résume parfaitement le regard acéré que Bernardin de Saint-Pierre porte sur la société de son temps : c’est dans la solitude d’une nature idyllique que l’homme peut trouver l’harmonie et la paix de l’âme, tandis que l’agitation sociale le précipite dans le tourment et la détresse morale.
La suite de ce deuxième mouvement du roman est particulièrement réflexive, et elle donne lieu à de multiples considérations anthropologiques et philosophiques organisées autour d’un double axe : la critique de la société d’une part, l’exaltation de la vie naturelle d’autre part. Cette partie accueille même en son sein un dialogue théâtral entre Paul et le vieillard au cours duquel sont analysées des notions telles que la hiérarchie sociale, la vénalité de la noblesse, l’incompétence et la vanité des hommes de pouvoir… Le narrateur détourne le jeune homme de ses ambitions et de sa volonté d’aller faire fortune à l’étranger pour devenir un parti digne de Virginie.
Enfin, ce deuxième mouvement du roman s’achève sur l’annonce du retour de Virginie, à travers une lettre dans laquelle elle expose la fin prématurée de son séjour parisien : après avoir subi un certain nombre de mauvais traitements de la part de sa grand-tante et avoir échappé à un mariage forcé, elle a été chassée et a pris le chemin du retour vers sa terre natale en pleine période des ouragans, cette dernière précision annonçant la fatale destinée que subira la jeune fille dans le troisième mouvement du roman.
2.2 Du côté de Virginie dans le livret
Cocteau fait dans son deuxième acte un choix dramaturgique très personnel, qui s’éloigne du roman de Bernardin de Saint-Pierre : au lieu de rester dans le cadre idyllique de l’île de France, il transporte le lecteur à Paris, dans le riche salon de la grand-tante à laquelle il attribue une identité significative, Anaïs, comtesse d’Herbeville. Aux cases et sièges en rotin se substituent des décors raffinés, tels qu’en témoigne la présence de lustres et d’un clavecin. Cocteau abandonne complètement Paul pour se focaliser sur la représentation de la vie menée à Paris par Virginie. Ce deuxième acte, intitulé avec une ironie mordante « Chez les sauvages », permet de brosser un portrait particulièrement satirique de l’aristocratie parisienne, intrigante, intolérante et superficielle. Le cynisme de cette « bonne société » est particulièrement mis en valeur par les rapports que la comtesse entretient avec des personnages fantoches qui sortent de l’imagination de Cocteau et qui sont étrangers au roman, comme ses domestiques, le Baron, le maestro Boldoni, la dame de compagnie ou le vieux Prince bossu transi d’amour pour une jeune fille innocente à peine entrée dans la puberté.
La première scène est particulièrement habile puisqu’elle met immédiatement en valeur le choc des cultures : les domestiques de la grand-tante accompagnent Marie, qui interprète une chanson créole en frappant par terre avec des manches à balai. On perçoit les premiers signes de moquerie envers la femme de Domingue : Lisette n’a « rien vu de plus laid » tandis qu’un autre domestique a l’impression que « la vieille est saoule[29] ». La deuxième scène s’ouvre sur l’irruption dans la pièce de la maîtresse de maison, qui s’offusque du bruit généré par cette danse, utilisant d’emblée un lexique colonialiste particulièrement dépréciatif, qualifiant l’agitation bon enfant de « bamboulas » ou de « fêtes de cannibales[30] ». Cette scène permet à Cocteau de préciser le cadre spatio-temporel : une fête solennelle se prépare dans la demeure de Mme d’Herbeville, puisque c’est le jour où Virginie quitte le couvent pour « entre[r] dans le monde[31] » et rencontrer son prétendant. Sont immédiatement mises en scène la violence et l’intolérance de Mme d’Herbeville, qui arrache à Marie sa pipe, envisage de la chasser sur le champ et fait allusion à une odeur désagréable qui émanerait de la peau des Noirs. Elle est heureusement interrompue dans cet accès de colère par un bruit dans l’antichambre qui pourrait annoncer la venue du Baron. Par un habile jeu de scène, la didascalie finale et un aparté de Marie nous apprennent que cette dernière ne peut sortir, car après s’être trompée de porte, elle n’ose se manifester auprès des personnages en présence, de peur d’être maltraitée. Cachée derrière un paravent où elle restera tout au long de l’acte, elle découvre ainsi les sordides intrigues fomentées par la grand-tante et le Baron, son complice.
La scène suivante est un tête-à-tête entre les deux aristocrates, au cours duquel les personnages discutent notamment du sort réservé à Virginie : allusion est faite à un vieux Prince dont le lecteur apprend qu’il était déjà celui auquel la grand-tante destinait près de vingt ans plus tôt sa nièce, Mme de La Tour. N’ayant pu atteindre son objectif à l’époque, elle a l’intention de lui offrir désormais sa petite nièce, Virginie, ce qui témoigne de son cynisme et de son insensibilité. On apprend qu’en plus de son absence totale de moralité, elle se livre à l’escroquerie puisqu’elle s’apprête à détourner la dot qui revenait légitimement à Virginie par le biais de son grand-père : elle entend offrir une partie de cet argent au Baron pour qu’il gagne la confiance de la jeune fille et la persuade d’accepter le prétendant qu’elle lui réserve. Ces tractations sordides visent à servir l’ambition de Mme d’Herbeville, qui rêve de rentrer en grâce à la Cour. Cette sotte vanité est d’autant plus tournée en dérision que la vieille aristocrate rêve d’assister au « pot de chambre de la reine[32] ». Par ailleurs, l’hypocrisie et l’atmosphère délétère qui règnent dans ce milieu aristocratique sont mises en exergue par l’affirmation de Mme d’Herbeville : « Je pourrai assouvir mes haines[33] ».
La quatrième scène fait apparaître Virginie, somptueusement parée, mais dans une attitude soumise et mélancolique, accompagnée du maestro Boldoni, son maître de musique, et d’une demoiselle de compagnie. Devant l’attitude silencieuse, résignée et passive de sa petite nièce, la grand-tante essaie d’initier Virginie aux attitudes féminines frivoles de la Cour, l’invitant à jouer de l’éventail, à minauder et à tirer son mouchoir. C’est alors que tombent de celui-ci des noyaux et des graines que Virginie conserve secrètement pour faire découvrir à Paul son pays d’origine. On trouve ici une allusion très habile au roman de Bernardin de Saint-Pierre, puisque la jeune fille témoignait de la même volonté en envoyant à sa famille un sac de graines. Comme dans l’œuvre romanesque, Virginie souhaite voir ses deux cultures se rejoindre à travers un espace naturel dans lequel des plantes tropicales et européennes pourraient s’épanouir de concert. Contrariée, la maîtresse de maison décide de se retirer, pour laisser la place au Baron chargé de faire accepter à la jeune fille un mariage de raison avec le vieux Prince. La scène suivante révèle le complice de Mme d’Herbeville en pleine séance de séduction pour persuader Virginie de l’amour du Prince Adalbert de Champagne : il est présenté comme un homme extrêmement puissant, proche du Roi. Néanmoins, la jeune fille ne se laisse pas fléchir et résiste courageusement en invoquant son irrévocable attachement à Paul. La deuxième partie de cette scène ainsi que la suivante offrent une accélération de l’intrigue et un rebondissement propre à créer un moment particulièrement cocasse et dynamique : elles mettent en scène l’irruption, au beau milieu de ce tête-à-tête, de Marie, qui sort de sa cachette pour révéler à Virginie les odieuses tractations financières des deux aristocrates. C’est alors que le Baron se jette sur la domestique pour la faire taire, tandis que, pour lui faire lâcher prise, Virginie arrache, au baron outré, sa perruque et la jette par la fenêtre. Attirés par le vacarme, les autres personnages se précipitent dans le salon : Anaïs manque de s’évanouir, le baron enrage de la honte qu’il subit et sur ces entrefaites apparaît le vieux prétendant bossu et ridicule. Les deux femmes profitent alors de l’agitation générale pour s’enfuir, la jeune fille bousculant au passage le Prince. À la question de celui-ci lui demandant ce qu’elle fuit, Marie répond insolemment : « Nous fuyons le pays des sauvages[34]. »
Au-delà de ces fantaisies qui donnent au livret son rythme et sa théâtralité, nous observons que Cocteau fait dans ce deuxième acte un véritable choix dramaturgique qui correspond parfaitement à l’économie nécessaire au livret d’opéra. Il décide d’abandonner l’île de France sur laquelle Paul plonge dans le désespoir et se livre avec le narrateur-témoin à de profondes réflexions philosophiques. Cocteau est donc conscient des contraintes formelles propres à la scène opératique, à savoir la concision des répliques (pour éviter aux chanteurs de s’épuiser), le resserrement de l’action dans son espace et sa temporalité (pour éviter des changements de décor trop fréquents) et une langue simple, directe, facilement intelligible pour le spectateur. C’est pourquoi il était impossible pour le dramaturge de conserver les longues digressions du narrateur témoin ainsi que les débats philosophiques qu’il établit avec Paul. En revanche, on retrouve dans le livret les principaux axes défendus par Bernardin de Saint-Pierre au cœur de son roman : la satire d’une société européenne obnubilée par les biens matériels et la célébration d’une vie simple au contact de la nature. La conservation des graines par Virginie à la scène 4 du livret replace au cœur de l’action la nostalgie d’une vie tournée vers les beautés naturelles et le travail agricole.
Le livret révèle le choix judicieux de la situation dramaturgique dans le salon-salle des fêtes où les grandes manœuvres de Mme d’Herbeville doivent enfin aboutir à un mariage selon les traditions de l’Ancien Régime. C’est un nouveau fiasco pour la tante : l’éducation religieuse devait avoir préparé Virginie à se soumettre, or c’était sans compter sur la fidélité de la jeune fille à son passé ni sur Marie, intelligente et dynamique pour sauver sa protégée. Cocteau montre sa maîtrise dans ce crescendo de comédie de caractère, de mœurs, comme dans les procédés de la farce au service de la satire.
3. Le retour de Virginie
3.1 Un dénouement romanesque hautement pathétique
La troisième partie du roman de Bernardin de Saint-Pierre est centrée sur l’arrivée du bateau où se trouve Virginie, le Saint-Géran, à l’approche des côtes de l’île de France. Cet épisode est particulièrement dramatique car il crée une attente très intense, autant chez le lecteur que chez les personnages. Le brouillard, l’annonce d’un ouragan imminent, les coups de canon, les cris de détresse des matelots, tous ces éléments plongent les observateurs dans un état d’angoisse et de tension. Paul, le narrateur et la famille de Virginie sont, comme le lecteur, des témoins impuissants d’un drame qui se joue en mer, au beau milieu d’éléments déchaînés. Face au spectacle terrible du vaisseau en détresse, Paul se précipite dans l’eau pour sauver sa dulcinée. La description du naufrage déploie toutes les ressources du pathétique : le jeune héros a « les jambes en sang, la poitrine meurtrie », le vaisseau subit « d’horribles secousses », l’équipage « désespèr[e] de son salut », Virginie est présentée comme « un objet digne d’une éternelle pitié[35] », qui tend les bras vers son sauveur. Quant aux personnages qui assistent à ce spectacle depuis le rivage, ils sont « rempli[s] de douleur et de désespoir ». Alors qu’un matelot tente de la sauver en lui ôtant ses vêtements, Virginie le repousse et choisit la mort, pour préserver sa pudeur et sa rigueur morale : très théâtrale, cette scène montre l’héroïne attendant sa fin, « une main sur ses habits, l’autre sur son cœur, et levant en haut des yeux sereins », telle « un ange qui prend son vol vers les cieux[36] ». Cette image correspond à une épiphanie de Virginie, qui semble rejouer ici l’Assomption de la Vierge, appelée au Ciel. Cette représentation mariale et idéale de l’héroïne est complétée par la découverte de son cadavre sur la plage : son corps, demeuré intact, est figé dans les mêmes mouvements que lors de son martyre, et le narrateur découvre qu’elle tient serré contre son cœur un portrait de Paul.
Après cet épisode où la tension dramatique et le pathétique sont à leur comble, le récit se concentre sur l’impossible deuil et le désespoir des survivants. Plongé dans une profonde mélancolie, Paul erre dans tous les lieux où il a passé du temps avec sa chère compagne, depuis leur enfance.
De retour aux habitations, Marguerite explique au narrateur qu’elle a fait un songe dans lequel elle voyait Virginie vêtue de blanc s’extasier de son bonheur et entraîner avec elle ses proches qui la suivaient tous avec un bonheur inexprimable. De son côté, Mme de La Tour affirme avoir fait un rêve semblable. Ces représentations fantasmatiques apaisent les personnages et les convainquent qu’un nouveau bonheur tous ensemble est possible après la mort. Celle-ci ne tarde pas à faire son apparition : Paul succombe deux mois après sa bien-aimée, très vite suivi de sa mère, des domestiques puis de Mme de La Tour. Seul subsiste de ce terrible bilan le narrateur philosophe, témoin fidèle de tous ces événements dramatiques qu’il restitue avec sincérité et empathie.
3.2 Une fin de livret ludique et festive
Le troisième acte du livret de Cocteau retrouve le décor de l’île de France, comme dans le premier acte. En écho au roman, il s’ouvre sur une lettre de Virginie qui annonce son retour et raconte le mariage forcé auquel elle a échappé en France. Son objectif est de retrouver Paul et d’oublier les enseignements qu’elle a reçus lors de son voyage en Europe, en particulier en ce qui concerne la lecture et l’écriture : « je vais près de toi vite oublier de lire et d’écrire – ce sont des plaisirs sans douceur[37]. » Dans la suite de cette première scène, les personnages font allusion à l’ouragan d’une violence exceptionnelle qui a dévasté l’île la nuit précédente. Néanmoins, aucun ne fait le rapprochement entre ce cataclysme et le retour de Virginie : l’enthousiasme l’emporte, et tous décident de se mettre au travail pour embellir les cases avant le retour de la jeune fille. Dans un aparté entre Marguerite et Domingue, le spectateur apprend cependant un mauvais présage : l’ouragan a déraciné le cocotier de Virginie. Si, comme chez Bernardin de Saint-Pierre, la nature et la vie des héros sont intimement liées, Cocteau a l’art de faire comprendre ici que cet incident est un signe funeste, qui annonce la disparition de l’héroïne. Et la nouvelle ne se fait pas attendre : la deuxième scène fait apparaître Monsieur de La Bourdonnais, le Gouverneur de l’île, qui vient annoncer aux personnages qu’un navire a fait naufrage durant la nuit. Mal à l’aise, ce dernier n’ose pas durant toute la scène faire référence à Virginie : il décrit seulement le drame en mer et annonce qu’il n’y a qu’une seule survivante, une domestique. Après le récit de ces faits, Mme de La Tour se sent mal et doit rentrer dans sa case accompagnée de Domingue. Ce n’est qu’à la troisième scène que le Gouverneur ose enfin avouer la vérité à Marguerite : le corps de Virginie a été découvert sur le rivage, et la survivante n’est autre que Marie, la domestique de la famille.
C’est à ce moment-là que le livret prend véritablement une tournure merveilleuse et fantasmagorique. La scène 4 voit réapparaître sur scène Virginie qui vient chercher Paul, dont on apprend alors la mort foudroyante. Plus encore que dans le roman, la mort s’impose comme un espace de consolation et de bonheur, où le spectre d’une finitude est absent, ce qui la rend particulièrement légère et enthousiasmante : « La mort est peu de chose. Tu es mort. Je suis morte et nous sommes contents. Après la mort on ne peut plus mourir. On vit toujours ensemble dans l’endroit qu’on préfère[38]. » Pendant toute la suite de la scène, elle est assimilée à un jeu d’enfant aussi amusant qu’une partie de cache-cache. Le fait de mourir jeune est perçu comme une chance, puisque le défunt est fixé dans son âge de disparition. Tandis que la mort est vue dans le roman comme une tragédie, elle est vécue dans le livret dans l’allégresse et l’enthousiasme. Virginie rappelle d’ailleurs à Paul dans la cinquième scène les « règles du jeu » : tant qu’ils ne sont pas décédés, les autres personnages ne peuvent pas les voir et sont plongés dans d’atroces souffrances. À Marguerite qui ne comprend pas dans un premier temps ce qui lui arrive, Virginie répond : « Je suis morte. Mme de La Tour est morte. Paul est mort. Et vous venez de nous rejoindre. C’est la chose la plus simple du monde. Les plus petits enfants peuvent la faire[39]. » Les quatre personnages principaux voient alors avec compassion souffrir les domestiques, Domingue et Marie, qui s’enfoncent dans la mélancolie malgré les paroles rassurantes du Gouverneur. Cependant, ces derniers ne tarderont pas à rejoindre la joyeuse communauté de fantômes. Une chanson défend alors la thèse selon laquelle la vie n’est qu’une illusion qui prend réellement sens dans la mort. Les vivants ne vivent pas, au sens où ils ne profitent pas de leur existence. Ils ne pourront être pleinement heureux que dans la mort qui donne droit aux mêmes plaisirs, sans l’angoisse d’une fin inéluctable. L’ultime scène du livret, intitulée « Les Morts », montre une joyeuse réunion entre les membres de la paisible communauté que la lettre de la tante avait fait éclater au premier acte. Tandis que chacun reprend sa place et ses habitudes, l’opéra se clôt sur la chanson légère que Marie entonnait au début du deuxième acte.
Ce dernier mouvement du livret est tout à fait singulier et personnel, de la part de Cocteau : tout en restant fidèle au roman du point de vue de l’intrigue, il reprend des thèmes qui lui sont chers, tels que l’assimilation de la vie à un jeu d’enfant, comme il le mettra en scène quelques années plus tard dans Les Enfants terribles, où le personnage principal partagera d’ailleurs le même prénom que dans l’adaptation de l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre. Cocteau propose dans ce dernier acte un tableau original et singulier dans lequel vivants et fantômes se croisent, ne se voient pas puis se rejoignent, les défunts étant spectateurs de la détresse des survivants. En général, le personnage fantomatique est plutôt représenté dans la littérature ou sur la scène opératique comme un être maudit, qui erre sur Terre dans la solitude et la nostalgie d’une existence révolue. Ici au contraire, le troisième acte laisse place à une danse macabre heureuse et épanouie, dans laquelle chacun retrouve le bonheur perdu et la plénitude. Loin de la tonalité pathétique du roman, le livret transforme l’histoire tragique d’un terrible naufrage en de joyeuses scènes enfantines où l’allégresse est à son comble. La mort de Virginie n’est pas racontée, et la destruction du navire n’est relatée qu’à travers un bref récit du Gouverneur. L’essentiel du troisième acte se concentre sur les joyeuses retrouvailles des personnages et des considérations générales sur le bonheur dans la mort. Alors qu’elle était assimilée à une figure mariale ou de martyre dans le roman, Virginie prend ici une dimension autre : elle est l’hôtesse qui accueille les autres personnages dans l’au-delà, qui les initie à cette nouvelle vie et s’impose en tant que « maîtresse du jeu ». Elle n’est pas une victime de la fatalité, mais une figure d’autorité qui prépare les personnages à leur nouvelle existence et prédit l’avenir : elle accompagne chaque personnage qui arrive dans son monde mortuaire, l’encourage à l’accepter et à accueillir le suivant, comme dans le cas du suicide de Domingue à la fin de l’avant-dernière scène.
La musique dans le livret
Jean Cocteau a été mis en contact très tôt avec l’univers musical. Dans son article consacré aux connaissances musicales de l’écrivain[40], Malou Haine rapporte que dès sa prime enfance, l’écrivain est sensibilisé à la musique grâce à son grand-père maternel, Eugène Lecomte. Mais il ne fait pas que l’écouter : il la pratique également. Dans un poème en prose intitulé « Grand-Mère[41] », Cocteau évoque un apprentissage douloureux du violon qui lui a certainement permis d’acquérir quelques connaissances en solfège. Il a également appris le piano, ainsi qu’il le raconte dans son journal[42]. Le futur écrivain avait sous les yeux un bon modèle : sa mère jouait du piano et déchiffrait notamment les partitions de Wagner.
Comment donc Cocteau imaginait-il exactement l’accompagnement musical de son œuvre ? Il est difficile de le dire, mais les confidences qu’il fait à sa mère en 1920 dans ses lettres révèlent deux références. Le 13 septembre, il place Paul et Virginie dans un genre musical précis : « C’est le véritable “opéra-comique” genre Lakmé (bien que je connaisse mal Lakmé)[43]. » La catégorisation de l’œuvre dans le genre de l’opéra-comique peut étonner, car l’on peut se demander si elle convient à l’œuvre particulièrement grave et pathétique de Bernardin de Saint-Pierre. Il faut se souvenir néanmoins qu’au XIXe siècle, les œuvres définies comme des opéras-comiques se sont peu à peu acheminées vers le genre sérieux : la fin heureuse et la dimension légère ne font plus partie de ses caractéristiques. Il s’agit avant tout de productions lyriques où dialogues et parties chantées cohabitent. La référence à Lakmé peut elle aussi soulever des questions : cet opéra-comique de Léo Delibes compte au nombre des pièces favorites du public parisien de la fin du XIXe siècle. Il narre l’histoire d’amour impossible entre une princesse indienne (Lakmé) et un officier britannique (Gérald) au temps de la colonisation. Quel rapport Cocteau établit-il entre cette œuvre plébiscitée de la fin du siècle précédent et Paul et Virginie ? On notera tout d’abord que Cocteau avoue lui-même n’avoir qu’une connaissance assez superficielle de l’œuvre. Au-delà des trois actes qui sont communs aux deux livrets, rien ne relie véritablement ces opéras : Lakmé, la vestale sacrée fille d’un prêtre brahmane, et Gérald, l’officier colonialiste britannique, sont aux antipodes des deux adolescents inspirés du roman de Bernardin de Saint-Pierre. Lakmé exploite des schémas récurrents des œuvres orientalistes du XIXe siècle : le contraste Orient – Occident, la religiosité fanatique des « Orientaux », l’amour impossible entre un Occidental et une Orientale et la mort tragique de l’héroïne. De même, la virtuosité des airs et le romantisme sont au cœur de Lakmé, tandis que Cocteau crée avec Paul et Virginie une œuvre où musique populaire, danses nègres et légèreté ont la part belle. Quant au finale, il est également radicalement différent dans les deux œuvres : Lakmé se clôt sur le suicide de l’héroïne qui a pris soin auparavant de sauver son amant en lui faisant boire une eau sacrée, tandis que le troisième acte de Paul et Virginie n’a rien de pathétique : l’œuvre se termine sur la joyeuse réunion fantomatique des héros accompagnés de leurs mères et de leurs domestiques. Le seul véritable point commun entre les deux opéras semble être l’exotisme, dans la mesure où Lakmé a pour cadre les Indes tandis que le livret de Cocteau se déroule en partie sur l’île de France.
Quelques jours plus tard, Cocteau confie, toujours dans une lettre à sa mère, avoir voulu « renouvel[er] le nô chinois[44] » dans Paul et Virginie. De nouveau, cette référence a de quoi interroger le lecteur : dans la mesure où le théâtre du Nô renvoie à une tradition du théâtre lyrique japonais et non chinois, on peut se demander quelles sont les connaissances de Cocteau sur ce genre en 1920. Sans doute en a-t-il une idée bien floue. Au-delà de la référence exotique qui, encore une fois, semble galvaniser l’imagination de Cocteau, on peut supposer que le créateur fait avant tout référence à la synthèse des arts à l’œuvre dans le théâtre extrême-oriental, où le texte, la musique, la danse et le mime coexistent sur scène. Il faut noter qu’à la même époque, d’autres écrivains comme Paul Claudel s’intéressent de près au théâtre du Nô. Or on sait que Cocteau a joué de la batterie, le 15 juin 1919 salle Gaveau, lors de la création des Choéphores, une traduction d’Eschyle écrite par Claudel et mise en musique par Darius Milhaud. Peut-être le créateur de Paul et Virginie a-t-il découvert à cette occasion ce que l’auteur de L’Annonce faite à Marie nommait « la musique à l’état naissant », à savoir une nouvelle forme de déclamation, intermédiaire entre la parole et le chant, inspirée du théâtre japonais. Toujours est-il que cette référence à un théâtre du Nô renouvelé n’est pas clairement compréhensible dans le cadre de l’analyse de Paul et Virginie.
Malgré ces éléments qui trahissent des fragilités chez Cocteau en matière opératique, le livret de Paul et Virginie est particulièrement intéressant à plusieurs titres : tout d’abord, il est le premier texte que Cocteau, avec l’aide de Radiguet, inscrit dans le genre lyrique. Jusque-là, il avait plutôt réalisé des arguments de ballets (Le Dieu bleu et Parade, créés tous les deux par les Ballets russes au Théâtre du Châtelet respectivement en 1912 et 1917). Il existe deux versions de Paul et Virginie : un premier manuscrit comporte le récit dramatique ponctué de « trous » destinés à recevoir des chansons, dont huit sont réunies à la fin. Si cette version semble être de la plume de Cocteau et de Radiguet, une deuxième existe, seulement réalisée par Cocteau lui-même. Il est difficile dans la première version d’évaluer la part que Radiguet a prise dans la création de ce livret, même si tout porte à croire qu’il est l’auteur des huit chansons en vers. Le second manuscrit, conservé à l’université de Syracuse à New York, a été reproduit dans la Pléiade sous la direction de Michel Décaudin : repris par Cocteau seul après la mort de Radiguet, il intègre les chansons au sein de la trame narrative. Cette deuxième version est particulièrement révélatrice pour nous, car elle montre que Cocteau, sans l’aide d’aucun compositeur, a bâti une architecture dans laquelle la littérature se superpose, se mêle, s’efface régulièrement, la musique tenant une place essentielle. De nombreux signes typographiques indiquent que l’écrivain a largement anticipé la visée musicale de son œuvre : il prend notamment soin de souligner d’un trait épais les dialogues ou tirades destinés à être mis en musique. Dans la scène 4 de l’acte II, par exemple, tandis que la grand-tante de Virginie, Anaïs, et les autres personnages parisiens tentent de convertir la jeune fille aux mœurs de la capitale dans un langage parlé, Virginie s’exprime en chantant : la dimension lyrique de son discours est ainsi renforcée. À d’autres endroits du texte, Cocteau identifie des passages dialogués sous lesquels devra s’insérer une musique de fond, à l’acte III scène 4, puis à la fin de la scène 5 par exemple. Les chansons et les chœurs sont nombreux, et il semble qu’ils devaient occuper près du tiers de la durée totale du spectacle. On constate combien Cocteau avait une réelle intuition en matière de musique : son livret propose aussi bien des éléments renvoyant aux conventions de l’opéra que des innovations assumées. Si les dialogues chantés et rimés tout comme les chœurs à plusieurs voix font plutôt écho aux codes de l’opéra traditionnel, la prose musicale, encore récente en 1920, et le recours à la chanson populaire montrent une volonté certaine de moderniser le genre. Le livret s’ouvre sur une chanson de marin avec des paroles très simples où l’on perçoit même des incorrections grammaticales : « Il faisait soif il faisait chaud / Ils avaient du rhum et pas d’eau. […] Maint’nant la mer est leur tombeau / Plaignons les pauvres matelots[45] ! » En totale cohérence avec l’esthétique du Groupe des Six, Cocteau entend intégrer des éléments nouveaux à l’esthétique opératique : ainsi, il insère un chant nègre au début de l’acte II avec des bruits faits par des manches à balai que les domestiques frappent par terre et l’emploi d’un banjo dans la première version qui devient un tam-tam dans la seconde. Le chant nègre comporte des paroles simples et naïves, et les mots utilisés donnent naissance à de nombreuses assonances. Les harmonies imitatives et l’entrechoquement des consonnes restituent un mouvement haché, sec et très dynamique, à l’image des rythmes africains ou créoles :
Monsieur Tigre-Patte-en-boule
Frappe aux cases toc toc toc
Cache tes poules
Son poil brille sous le froc
Et son œil sous la cagoule
Cache ta poule
Cache ton coq[46]
L’influence de la chanson, et plus particulièrement de la comptine, est manifeste ici. On trouve des mots amputés de leurs voyelles finales, signes du langage populaire, comme dans la chanson des marins du premier acte : « Ferm’ ta cabane / Il éteint sa pip’ dans l’eau[47] ».
La danse est également intégrée au récit à travers trois didascalies[48], signe du goût pour la synthèse des arts. On trouve aussi une marche, des duos, un quatuor, et des arias, comme au cœur de l’acte II l’ample mélodie expressive interprétée par Virginie expliquant à sa tante les raisons pour lesquelles elle a caché des graines et des noyaux dans ses poches.
Tous ces éléments montrent à quel point Cocteau a à cœur de faire fusionner les arts, d’imprégner la littérature d’un accompagnement musical aussi riche que varié. Il imagine très précisément à quels moments la musique doit intervenir et sous quelle forme, quels passages doivent être parlés sans musique de fond tandis que d’autres seront soutenus par un accompagnement sonore ; il alterne dans une même scène des dialogues vifs et rythmés avec des airs plus développés qui permettent aux personnages d’épancher leur cœur. Ces exemples montrent à quel point Cocteau a poussé son exigence de recherche jusqu’à imaginer un spectacle dans sa dimension littéraire, mais aussi musicale. Le texte, qui en constitue l’ossature, n’est que la face visible de tout le travail que le librettiste a fourni pour favoriser la mise au point d’une œuvre lyrique dont il a tenté d’anticiper les multiples facettes, tant il percevait la richesse des correspondances dans le dialogue des arts.
Le regard porté par Cocteau sur Paul et Virginie
L’écrivain semblait très attaché à son texte, comme le prouvent ses tentatives maintes fois répétées de le soumettre à des compositeurs divers, parmi lesquels Erik Satie, Francis Poulenc, Henri Sauguet et Nicolas Nabokov. Dès sa rédaction, Paul et Virginie a inspiré une grande fierté à son créateur, et l’on perçoit très vite une forme d’inquiétude face à une éventuelle mise en musique qui affaiblirait le texte. Dans une lettre à sa mère datée du 16 septembre 1920, il écrit :
Le dernier acte […] me plaît plus que les autres. J’avais souvent la larme à l’œil en l’écrivant. Cette fin est même trop bonne pour l’opéra-comique. Elle vaut d’être mise en pièce. […] Je me suis arrangé pour que Satie ne puisse se livrer à aucune des grimaces qui le discréditent. Paul et Virginie devra se jouer sur une scène officielle et le consacrer[49].
Cette confidence de l’écrivain prouve son implication personnelle, à la fois esthétique et émotionnelle dans cette œuvre : il vise à la consécration, entend défendre l’auctorialité de son livret, et se prémunit contre les possibles extravagances d’Erik Satie. En août 1924, face à l’inaction du compositeur, Cocteau écrit à Francis Poulenc pour l’encourager à mettre en musique son précieux livret : il lui assure que « le coup en vaudrait la peine[50]. » En 1925, ce projet est toujours d’actualité, puisqu’au moment de la mort de Satie, il prévient Poulenc qu’aucun manuscrit n’a été retrouvé chez lui. Le mot d’encouragement qu’il adresse alors au compositeur laisse transparaître les espoirs que Cocteau place en cette œuvre : « Fais-nous un beau Paul et Virginie[51]… » Dans la décennie suivante, l’écrivain subit deux autres désillusions : après le désistement de Poulenc, c’est Henri Sauguet qui, à son tour, abandonne le livret. Au début des années 1940, découragé, Cocteau le transmet à Jean Hugo en vue de l’illustrer pour le faire publier. Ce geste est la preuve ultime que Cocteau perçoit ce livret comme une œuvre littéraire dont il revendique pleinement la paternité, au même titre que ses autres œuvres théâtrales, romanesques ou poétiques.
Cocteau 1920 : concrétisation d’un idéal éclectique
L’étude de Paul et Virginie est particulièrement éclairante car elle permet de comprendre les objectifs de Jean Cocteau en matière d’art total et particulièrement d’opéra. Très engagé au côté des musiciens de son époque, l’écrivain aspire à renouveler le genre et à prendre ses distances avec les modèles wagnérien et debussyste. Il crée donc un livret fondé sur un roman classique de la littérature française, très connu des spectateurs de l’époque, en lui imprimant son style personnel : il n’hésite pas à ajouter des personnages, à modifier les points de vue, à changer le lieu de l’action ou à gommer le pathétique de l’œuvre initiale. D’un roman destiné à émouvoir et à sensibiliser le lecteur aux dérives de la civilisation, Cocteau tire un livret épuré, empreint d’une philosophie joyeuse et d’une férocité satirique vis-à-vis de la société parisienne.
En mélomane averti, Cocteau se plaît à anticiper la place de la musique et à orienter les choix d’un futur compositeur avec lequel il n’aura jamais le plaisir de collaborer ; il insère la musique au sein du texte, sous des formes diverses : des chansons populaires, une musique de fond, des récitatifs, des moments de parler-rythmé ou des extraits chantés. Paul et Virginie est la première véritable tentative de Jean Cocteau sur la scène opératique. Suivront d’autres productions lyriques qui ne feront pas toujours le bonheur de leur librettiste par les relations complexes avec les compositeurs. S’il annonce des œuvres telles que Le Pauvre Matelot ou Œdipus Rex, ce premier livret, constitué d’actes et de scènes, reste marqué par les codes fondamentaux de la composition opératique classique. Pourtant, les indices de sa modernité ne peuvent être niés et se trouveront renforcés dans les livrets à venir, notamment en matière de condensation, de concentration de l’action et de rapidité des dialogues.
[1] Jean Cocteau, lettre à sa mère du 17 juillet 1917, dans Lettres à sa mère, 1898-1918, texte établi et annoté par Pierre Caizergues, Paris, Gallimard, 1989, p. 320.
[2] Il s’agit du peintre André Lhote et de sa femme qui ont fait découvrir le Piquey à Cocteau en 1917.
[3] Jean Cocteau, lettre à sa mère du 18 juillet 1917, op. cit., p 321.
[4] Jean Cocteau, lettre à sa mère du 20 juillet 1917, ibidem, p. 322.
[5] Jean Cocteau, Poésie 1916-1923, Paris, Gallimard, NRF, 1924, p. 250.
[6] Jean Cocteau, lettre à sa mère du 7 septembre 1917, op. cit., p. 325.
[7] Jean Cocteau, lettre à sa mère du 12 septembre 1917, ibidem, p. 329.
[8] Jean Cocteau, lettre à sa mère du 4 octobre 1917, ibid., p. 337.
[9] Jean Cocteau, « Les Mariés de la tour Eiffel ; Préface de 1922 », dans Théâtre complet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », édition publiée sous la direction de Michel Décaudin, 2003, p. 38.
[10] Jean Cocteau, Le Coq et l’Arlequin, Notes sur la musique, Paris, Éditions de la Sirène, « Collection des Tracts » n°1, 1918, p. 1. Repris intégralement dans Écrits sur la musique, textes rassemblés, présentés et annotés par David Gullentops et Malou Haine, Paris, Vrin, 2016, p. 97-129.
[11] Ibidem, p. 120.
[12] Idem.
[13] Ibid., p. 110.
[14] Idem.
[15] Ibidem, p. 99 : « Il ne faut pas prendre simplicité pour le synonyme de pauvreté, ni pour un recul. La simplicité progresse au même titre que le raffinement et la simplicité de nos musiciens modernes n’est plus celle des clavecinistes. La simplicité qui arrive en réaction d’un raffinement relève de ce raffinement : elle dégage, elle condense la richesse acquise. »
[16] Jean Cocteau, « Parade », Comœdia, n°2927, 21 décembre 1920, dans Écrits sur la musique, op. cit., p. 194.
[17] Jean Cocteau, « Autour de Thomas l’Imposteur », Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques : hebdomadaire d’information, de critique et de bibliographie, 27 octobre 1923, p. 1.
[18] Jean Cocteau, « Mes idées en musique », La Vogue musicale n°1, mars 1920, p. 2, dans Écrits sur la musique, op. cit, p. 186.
[19] Jean Cocteau, « La nouvelle musique en France », La Revue de Genève, n°21, mars 1922, ibidem, p. 232.
[20] Jean Cocteau, « Carte blanche – Jazz Band », Paris-Midi, 4 août 1919.
[21] Jean Cocteau, « Dernières nouvelles », Le Coq, n°1, mai 1920, dans Écrits sur la musique, op. cit., p. 188.
[22] Raymond Radiguet, « Depuis 1789, on me force à penser. J’en ai mal à la tête. », Le Coq, n°1, mai 1920.
[23] Bernardin de Saint-Pierre, « Avant-propos » de Paul et Virginie, Le Livre de poche « classiques », 2019, p. 82.
[24] Ibidem, p. 127-128.
[25] Jean Cocteau, Paul et Virginie, dans Théâtre complet, op. cit., p. 101.
[26] Le poète Pierre Perrin (1620-1675) peut être considéré comme le premier librettiste français. Cf. l’ouvrage d’Arthur Pougin, Les Vrais Créateurs de l’opéra français, Perrin et Cambert, Paris, Charavay Frères, 1881.
[27] Bernardin de Saint-Pierre, op. cit., p. 175.
[28] Ibidem, p. 176.
[29] Jean Cocteau, Paul et Virginie, dans Théâtre complet, op. cit., p. 101.
[30] Ibidem, p. 123.
[31] Ibid., p. 124.
[32] Ibid., p. 126.
[33] Ibid., p. 127.
[34] Ibid., p. 136.
[35] Bernardin de Saint-Pierre, op. cit., p. 209.
[36] Ibidem, p. 210.
[37] Jean Cocteau, Paul et Virginie, dans op cit., p. 137.
[38] Ibidem, p. 142.
[39] Ibid., p. 144.
[40] Malou Haine, « Jean Cocteau et sa connaissance de la musique », Europe. Revue littéraire mensuelle, n°894, octobre 2003, numéro spécial Jean Cocteau, p. 248-282.
[41] Jean Cocteau, « Grand-mère », En marge d’« Appogiatures », dans Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », édition publiée sous la direction de Michel Décaudin, 1999, p. 825 : « Des virtuoses vinrent. Ils m’enduisirent de colophane, passant sur mes nerfs de cruels archets. Ce furent mes premières souffrances. Je les éprouve encore. »
[42] Jean Cocteau, Le Passé défini, Journal, tome V, 1956-1957, texte établi par Pierre Caizergues, Francis Ramirez et Christian Rolot, Paris, Gallimard, 2006, p. 84 : « Et un matin maman rentre (je prenais une leçon de piano avec une méchante femme maigre aux yeux d’huître qui me cinglait les doigts avec un long crayon rouge). »
[43] Jean Cocteau, lettre à sa mère du 13 septembre 1920, dans Lettres à sa mère II, 1919-1938, texte établi et annoté par Jean Touzot avec le concours de Pierre Chanel, Paris, Gallimard, 2007, p. 77.
[44] Jean Cocteau, lettre à sa mère du 16 septembre 1920, ibidem, p. 78.
[45] Jean Cocteau, Paul et Virginie, op. cit., p. 103.
[46]Jean Cocteau, ibidem, p. 122.
[47] Idem.
[48] Au milieu du premier acte, une didascalie indique que « Virginie danse une danse nègre. » (Jean Cocteau, Paul et Virginie, op. cit., p. 110). À l’ouverture de l’acte II, une didascalie mentionne : « Pendant que le rideau se lève, on entend des rires, des coups frappés en mesure. Il découvre Marie fumant sa pipe et dansant au milieu du salon. » (ibidem, p. 121). L’avant-dernière didascalie de la pièce indique que « Virginie danse et chante. » (ibid., p. 148).
[49] Jean Cocteau, lettre à sa mère du 16 septembre 1920, dans Lettres à sa mère II, 1919-1938, op. cit., p. 78.
[50] Jean Cocteau, lettre à Francis Poulenc datée d’août 1924, Correspondance 1915-1963, réunie par Hélène de Wendel, préface de Darius Milhaud, Paris, Seuil, 1967, p. 60.
[51] Ibidem, p. 68.