I.
Quelles n’ont pas été notre joie et notre admiration de découvrir l’ouvrage que Jacinthe Harbec a consacré à une série de ballets qui ont ouvert la voie au début du 20e siècle à l’interartisticité sur scène[1]. En l’occurrence Parade (1917), Les Mariés de la tour Eiffel (1921), L’Homme et son désir (1921), Skating Rink (1922), Within the Quota (1923), La Création du monde (1923) et Relâche (1924). Nous avions déjà apprécié les articles de cette musicologue avertie pour ses analyses systématiques et exhaustives de partitions de musique. Dans cet ouvrage, Harbec relie l’approche musicale du ballet à celle des autres constituants de ce type de spectacle. Son objectif n’est pas de décrire tout simplement ou traditionnellement comment livret, musique, chorégraphie, décor et costumes ont contribué à composer de petits chefs-d’œuvre dans le domaine de la danse, mais à faire apparaître les interférences de divers modes et formes d’expression artistique qui sont à l’origine du renouveau apporté, non seulement dans le domaine du ballet, mais dans l’art en général. Dans le cadre des Cahiers Jean Cocteau, nous nous concentrons sur les deux premiers chapitres de l’ouvrage qui ont pour sujet une œuvre dont Cocteau a été l’initiateur : Parade et Les Mariés de la tour Eiffel.
Le chapitre sur Parade débute par le récit de la genèse de l’œuvre. Un récit systématique, très détaillé, extrêmement complet, mais aussi très agréable à lire, sur les déboires d’un Cocteau librettiste qui finit par accepter, bon gré mal gré, les décisions de ses autres collaborateurs qui – surtout Picasso et Satie – n’ont cesse de modifier son projet d’origine. Puis sont analysés l’argument dans ses différentes versions, la scénographie du décor et des costumes – sans oublier les décors-costumes des Managers – et la chorégraphie. Ces études séparées se rapportent toutes, selon Harbec, au même principe esthétique, d’origine cubiste, qui est la juxtaposition du rêve et de la réalité. Puis advient la pièce maîtresse de ce chapitre, dont les pages précédentes forment clairement le prodrome, à savoir l’analyse musicologique minutieuse de la partition de Parade, qui confirme d’ailleurs la prééminence du principe de la juxtaposition.
Nous n’avons rien à redire, bien évidemment, à une étude aussi fouillée et vraiment menée à terme. Nous aimerions au contraire poursuivre le dialogue avec la musicologue en l’interrogeant sur le compositeur – sans doute pas cubiste, mais futuriste – qui a pu inspirer Cocteau à introduire des bruits mécaniques ou industrialisés dans son argument ? Ou encore lui demander si Picasso ne s’est pas propulsé sur le devant de la scène de Parade avec ses décors et ses costumes, pressentant en quelque sorte la polémique qui serait déclenchée à la suite de la première des Mamelles de Tirésias le 24 juin 1917 et s’en prenant à l’avance à certains peintres cubistes et leur galeriste Léonce Rosenberg, prêts à protester de façon doctrinale « contre la fâcheuse liaison » qui pourrait être établie « entre [leurs] œuvres et certaines fantaisies théâtrales et littéraires » ?
Quoi qu’il en soit, nous aimerions souligner davantage encore l’importance que Jacinthe Harbec a accordée à la présence du cirque comme thématique et comme média dans Parade, en apportant comme argument supplémentaire à son propos la preuve d’un intertexte littéraire de ce spectacle, à savoir le poème en prose « Parade » d’Arthur Rimbaud[2]. Ce texte évoque de façon similaire une troupe très diverse et non moins inquiétante de saltimbanques, qui fait sa parade pour s’opposer à la réalité et dont au final seul l’auteur du texte, un poète à l’image de Cocteau, possède « la clé » pour leur permettre d’associer ces deux mondes : « J’ai seul la clé de cette parade sauvage. » Une clé d’origine rimbaldienne qui réapparaîtra d’ailleurs dans un propos de Cocteau sur Les Mariés de la tour Eiffel, lorsqu’il déclare que ce spectacle est la « première œuvre où [il] ne doive rien à personne, qui ne ressemble à aucune autre, où [il a] trouvé [son] chiffre, [il a] forcé la serrure et tordu [sa] clef dans tous les sens[3] », ce qui justifie tout à fait la relation instaurée par Harbec dans son ouvrage entre Parade et Les Mariés de la tour Eiffel, sur la base du développement d’un mode de création intermédial que Cocteau a initié dans l’un et poursuivi et achevé dans l’autre.
Le chapitre suivant des Mariés de la tour Eiffel possède les mêmes qualités que le précédent. Et à nouveau le récit de la genèse de l’œuvre et la description des apports interartistiques provenant de l’argument, de la scénographie du décor et des costumes – avec, une fois de plus, les décors-costumes des interprètes – et de la chorégraphie servent à mettre en valeur l’analyse de la partition qui a pour particularité cette fois de comprendre cinq compositeurs différents du Groupe des Six. D’après Harbec, le principe qui unifie cette fois les divers registres artistiques de ce spectacle serait le désir de s’approprier et de parodier les lieux communs, avec pour objectif de faire submerger un « réel plus que réel », dans la lignée de la définition première du surréalisme livrée par Apollinaire.
La question se pose de savoir s’il est bien utile d’inscrire Les Mariés de la tour Eiffel dans un mouvement artistique spécifique. Suivant l’analyse musicale réalisée par Daniel Albright, Harbec se range à l’idée que cette pièce serait de facture surréaliste sur le plan de l’usage de la langue. Engagée dans ce créneau, elle tente alors dans sa conclusion de relier ce qu’elle nomme le « surréalisme anticipé » de cette œuvre avec le « rappel à l’ordre » du même Cocteau qui représente toutefois un mouvement entièrement opposé, celui d’un néo-classicisme d’avant-garde. Ajoutons que le poète n’a jamais déclaré ouvertement vouloir appartenir à l’une ou l’autre tendance esthétique à la mode et se préoccupait davantage d’innover dans les différents modes d’expression artistiques. C’est précisément cet argument qui nous invite à pointer le doigt vers une autre source d’inspiration de ce spectacle.
Nous insistons tout d’abord sur la notion de « genre nouveau » promulguée par Cocteau dans un texte inédit éclairant la catégorisation des Mariés de la tour Eiffel[4]. Catégorisation ou plutôt décatégorisation, car en réalité la « poésie de théâtre » des Mariés, comme l’admet d’ailleurs Harbec, est tout sauf uniquement une pièce de théâtre ou un ballet. De plus, l’implication de plusieurs médias est indispensable aux yeux de Cocteau pour assurer des interférences mutuelles et créer une émulation qui assurera à ce spectacle, de l’avis même de la musicologue, une convergence de son inspiration et de ses thématiques. Or cette tendance continuelle à l’expérimentation et à l’innovation créatrices déjouant toute catégorisation – correspondant au « genre nouveau » – trouve son origine dans le fondement « anarchisant » du mouvement Dada dont Cocteau est particulièrement proche à la même époque[5].
Et Cocteau de reprendre bien d’autres principes au mouvement Dada. Tout d’abord, comme les dadaïstes refusent l’art élitaire, les interférences proviennent également d’arts mineurs. Dans Parade, on avait déjà pu noter la présence des arts de la foire et du cirque ; dans Les Mariés de la tour Eiffel on remarquera l’introduction de la revue de cabaret et du cinéma populaire, comme l’a signalé Harbec, genres déconsidérés à cette époque et auxquels on pourrait ajouter d’ailleurs aussi la littérature jeunesse[6]. En deuxième lieu, Dada entend inclure les spectateurs dans le déroulement du spectacle, que ce soit en les étonnant, voire en les scandalisant. Le scandale ne sert pas alors à attirer l’attention du public, mais à le forcer à s’extraire de sa passivité pour réellement participer à l’événement. Pour parvenir à leur fin émancipatrice, les dadaïstes s’adonnent à la dérision des valeurs sociales, comme la famille, le mariage et l’armée dans Les Mariés de la tour Eiffel, voire pratiquent l’autodérision, que Cocteau n’hésite pas à appliquer jusqu’au « métier » de poète : « Sois plutôt photographe, Hortense. Un poète, pour peu qu’il ait des admirateurs, doit distribuer sa photographie. » Enfin, n’oublions pas que l’idée des lieux communs soumis à une réactualisation est proche du concept des ready made mis à la mode par Marcel Duchamp.
Terminons cette recension sur une note critique, non pas sur cet ouvrage, mais sur un autre compte rendu de cet ouvrage, tout aussi élogieux dans l’ensemble, mais croyant devoir se prendre au sérieux en actionnant un couperet à la fin des louanges. Quelle n’a pas été notre stupéfaction de lire en effet qu’un « bémol mérite cependant d’être souligné quant à la longueur des notes de bas de page qui véhiculent des suppléments d’information ». Et de découvrir par la suite l’explication de la critique pour son aversion de ces notes :
Bien qu’elles soient d’une grande richesse, elles sont parfois trop longues et trop nombreuses dans les sections historiques des chapitres. Il en résulte un aller-retour visuel constant entre le haut et le bas de la page, ainsi qu’une légère confusion due à la multiplicité des informations qui s’en dégage.
Or soyons vraiment sérieux ! Un ouvrage d’une telle richesse, qui va sans doute s’imposer comme une référence clé dans de très nombreux domaines de recherche, ne peut être mesuré à l’aune d’une argumentation aux notes réduites rédigée sous la forme d’un article ou d’un essai, comme l’exigent actuellement et de plus en plus les éditeurs aussi bien en ligne que sur papier.
II.
L’exposition Jean Cocteau qui s’est tenue au palais Venier dei Leoni, siège du Musée Peggy Guggenheim à Venise[7], s’adressait au néophyte désirant s’initier à l’activité créatrice myriadaire du « poète ». Provenant de différents musées, collections privées et fonds d’archives, les œuvres sélectionnées – 151 au total – rendaient compte de la majorité des modes d’expression artistiques pratiqués par Cocteau : ouvrages littéraires, théâtre, musique, cinéma, photographie, dessins, pastels, poteries, objets-poèmes, verreries, joaillerie, mode, publicités, … N’y manquaient en effet que la peinture à l’huile, la chanson populaire, le jazz et, parmi les thématiques particulières, la corrida et le flamenco. Quoi qu’il en soit, grâce à la présentation soignée et la répartition judicieuse de ces œuvres au sein des pièces de ce charmant musée, le public a pu mesurer l’ampleur et la multiplicité des talents de ce « jongleur » souvent décrié, mais qui méritait désormais une « revanche ».
Le public pouvait y découvrir aussi certaines œuvres peu connues ou peu montrées jusqu’à présent : un dessin érotique avec un envoi à Tristan Tzara, un autoportrait du Mystère de Jean l’oiseleur inédit (voir infra), deux objets-poèmes plus tardifs, l’un en verre de Murano intitulé La Lune, l’autre en bronze, cuivre et argent intitulé Miroir d’Orphée. Mais cette exposition a également eu le mérite d’offrir l’opportunité de revoir La Peur donnant des ailes au courage conservé au Phoenix Art Museum (Arizona).
La Peur donnant des ailes au courage est l’un des deux dessins réalisés sur drap pour l’ouverture de la galerie d’art Guggenheim Jeune à Londres en janvier-février 1938. Si Pierre Chanel l’a exhumé de l’oubli en la reproduisant dans son ouvrage Jean Cocteau poète graphique paru en 1975[8], Dominique Païni a permis de se rendre compte de ses dimensions imposantes (154,9 x 272,1 cm) lors de la grande rétrospective Cocteau au Centre Pompidou en 2003[9]. Remarquons tout de même que l’œuvre a subi une modification significative entre sa reproduction et ses deux expositions : alors que des feuilles de vigne cachaient le sexe de trois personnages en 1975, elles ont disparu en 2003 et en 2024.
Nous devons à Peggy Guggenheim le récit d’une partie de la genèse et des aléas de ce dessin[10]. Elle nous apprend que Cocteau avait voulu éviter le scandale en épinglant des feuilles de vigne sur les poils pubiens de certains personnages représentés, mais que la police des mœurs britannique intransigeante a interdit de montrer cette scène au public. Elle révèle aussi l’identité du personnage, en l’occurrence Jean Marais, qui est représenté de face et au centre de ce qui forme ce groupe. Dans la composition de l’œuvre, cet ensemble d’énergumènes qui sont pour le moins libérés sur le plan vestimentaire et moral se trouve complété par le portrait d’un individu qui figure à leur droite dans une position immobile, en lévitation et, de surcroît, entièrement dévêtu à l’exception de ses bretelles et de ses fixe-chaussettes. Une banderole qui le surmonte et qui indique le nom « Jean » et le type de vêtements subsistants qui sont pour le moins caractéristiques de la bourgeoisie portent à croire que Cocteau n’a pas manqué de s’y portraiturer. Le groupe et l’individu sont toutefois reliés à l’aide d’une branche tendue par l’un des personnages qui mordille l’un des bouts, tandis que le poète lèche l’autre extrémité. Cocteau a-t-il voulu dès lors évoquer dans quelle mesure un cortège de bacchantes et de bacchants avec à sa tête Jean Marais en Bacchus est susceptible d’éveiller à nouveau le poète-Orphée au plaisir de la vie et de l’amour ? Le titre que Cocteau a donné à cette œuvre et que Peggy Guggenheim a qualifié elle-même d’« allégorique » tend à le confirmer.
En effet, au-delà de la représentation de cette bacchanale ou de ce que l’on pourrait considérer comme une partouze de l’époque avec la côte méditerranéenne à l’arrière-plan[11], ce sont bien davantage le titre inscrit au-dessus de la scène évoquée et le mode de traitement de l’allégorie qui peuvent nous guider dans son interprétation. Tout d’abord le titre, qui provient d’un dessin réalisé par Cocteau lors d’une cure de désintoxication subie à la clinique de Saint-Cloud du 16 décembre 1928 à fin avril 1929 et publié accompagné précisément de la mention « Allégorie » dans son ouvrage Opium paru en 1930[12]. Daté du tout début de son traitement en 1928, ce dessin exprime selon toute vraisemblance l’expérience douloureuse des premières étapes de la cure de désintoxication qui, en ces temps, consistait en un sevrage instantané et brutal de toute drogue sans aucun antidote et provoquait des souffrances physiques et mentales insoutenables. En second lieu le mode de traitement allégorique, qui, d’après la définition, consiste, à personnifier une idée abstraite et qui traduirait alors dans ce dessin de 1928 la peur du malade devant les souffrances à endurer, tout autant que son courage de subir quand même cette terrible épreuve pour parvenir à se défaire de son addiction. Reportée sur le dessin sur drap de 1938, la formule allégorique semble aller dans le même sens, mais s’appliquer à un autre contexte. Le groupe de personnages adoptant une attitude pour le moins émancipée sur tous les plans ne cherchent-il pas à arracher le poète hésitant à son milieu bourgeois – dont les bretelles et les fixe-chaussettes semblent être les derniers avatars – et à lui insuffler du courage pour adopter un mode d’existence plus libéré que conformiste – et, à plus forte raison, libéré de la drogue qui l’empêchait, comme nous le savons, de jouir sur le plan sexuel.
Si nous désirons valider cette hypothèse, un dernier élément du titre de l’œuvre se doit d’être intégré à notre argumentation, à savoir les « ailes ». On peut supposer certes que Cocteau a concilié les expressions existantes « la peur donne des ailes » et « les ailes du courage ». Mais, féru de littérature de jeunesse, il a tout aussi pu bien s’inspirer du célèbre conte pour enfants Les Ailes de courage, dans lequel Georges Sand décrit un enfant infirme fuyant le monde des adultes pour se réfugier sur une falaise auprès des oiseaux[13]. De la même façon que le nouvel environnement permet à cet enfant de vaincre son angoisse des obstacles qu’il rencontre dans sa découverte d’un nouvel univers plus en rapport avec lui-même, de la même façon le groupe symbolisé par son leader Jean Marais est susceptible de doter Cocteau des « ailes de courage » indispensables pour conjurer sa peur de se délivrer de son addiction et pour rejoindre une forme de vie plus saine et plus heureuse.
En guise d’épilogue à notre interprétation, revenons sur une particularité tout à fait étonnante de ce dessin. Au côté de la figure centrale de Marais, un personnage féminin se distingue qui est entouré de bandelettes. L’accoutrement rappelle la manière dont Coco Chanel avait costumé le jeune acteur Jean Marais dans la pièce de Cocteau Œdipe roi lors de la première au Nouveau Théâtre Antoine le 12 juillet 1937. Mais ces bandelettes entourant la tête, le cou, les deux bras et l’abdomen de cette femme sont plus étonnantes encore par le fait de véhiculer des bribes de phrases qui ne peuvent être déchiffrées qu’en partie, puisqu’elles contournent le corps de toute part. En revanche, comme ces bandes écrites constituent un texte lacunaire, elles éveillent la curiosité et incitent à recomposer le message potentiellement délivré. Le procédé n’est pas neuf chez Cocteau qui l’a utilisé par exemple pour clore son poème L’Ange Heurtebise par un procès-verbal de police où les blancs alternent avec des bouts de phrase[14]. Même si le texte d’origine ne peut être reconstitué dans son ensemble, sa teneur se laisse deviner par la récurrence de termes et de motifs typiquement coctaliens.
Entourant le siège des réflexions qu’est la tête de cette femme, l’ambivalence du « cœur » d’un individu qui se dirige « dans un monde », dès lors qu’« il dort, terrible de ne pas » se rendre compte qu’il vient de quitter le monde présent, comme « un enfant dort », et qu’il vient d’abandonner le locuteur qui l’observe, nous renvoie à l’amant dormeur excluant son partenaire dans Plain-chant :
[Autour de la tête :] … le cœur d’un… dans un monde… il dort, terrible de ne pas… un enfant dort… et votre… si vous avez… je me crois… [la illisible] …
Se poursuivant le long du bras gauche qui tend un jeu de cartes fatidique, il est question ensuite de « son style » – faisant suite à ce qui précède, probablement celui de l’amant – et d’une mise en rapport antagoniste entre respectivement un « je » qui va « seul » et un « toi », balançant entre « la beauté » et « le vrai » :
[Longeant le bras gauche :] non pas… et je vais seul… non mais… si le…[illisible]… et son style… si [illisible]… je ne veux… je n’ai… de la beauté… et toi… et le vrai…
Descendant du cou au bras droit, le locuteur semble désormais « chargé de » livrer un aveu sur la différence entre deux époques, l’une marquée par celle qui « était belle » et « encore jeune », l’autre située « en 1938 ! » où le locuteur ne songe que « d’amour » à la pensée de « [son] démon », à plus forte raison lorsqu’il le « rencontre » :
[Du cou au bras droit :] … là je suis chargé de… je… et votre… ce qui m’apparaît… elle était belle… non, vous ne… et encore jeune… si toutefois… en 1938 ! Ce… je n’ai… d’amour… mon démon… si je vous rencontre…
Entourant l’abdomen bien plus large que les bras, le propos devient plus énigmatique compte tenu des parties manquantes, jusqu’à ce que le locuteur achève de remplir la bandelette qui se termine et de ponctuer son propos par son étoile. S’il évoque au début « le danger » qu’il a rencontré, l’importance d’une « chevelure », « d’un détail » et d’une « noblesse », il admet au final avoir « voulu écrire un » ce que nous supposons être un texte qui pourrait se rapporter de façon magique au « sortilège de [la] voix [de l’amant] :
[Entourant l’abdomen :] … et le danger que j’ai rencontré… qui sortez… la… chevelure… d’un détail… noblesse… j’ai voulu écrire un… le sortilège de votre voix. [Étoile de Cocteau.]
La teneur de la bande écrite reflète de façon générale les sentiments du locuteur qui à la fois craint perdre l’amour et désire à tout prix le conserver. Son appréhension est rendue par son hésitation récurrente à s’adresser à l’amant à la deuxième personne, soit du singulier, soit du pluriel. Mais le renvoi à l’année 1938, l’allusion à un « démon » masculin et la signature de l’étoile permettent d’identifier ce locuteur à Cocteau et l’amant à Jean Marais et confirment en grande partie le sens que nous avons pu dégager de la scène représentée du dessin.
Revenons encore rapidement sur un autre document particulièrement intéressant dans cette exposition. Il s’agit d’un autoportrait de la veine du Mystère de Jean l’oiseleur. Comme la représentation du visage du poète de trois quarts est très similaire aux dessins figurant aux pages 5, 12, 20 et 32 de l’album publié en 1925 – ne serait-ce que par le simple apport des contours de la chevelure surplombant le visage –, il fait donc sans aucun doute partie de l’une des séries préparatoires de l’œuvre. Le texte entourant l’autoportrait est également inédit et insiste sur l’unicité et l’instantanéité du geste ayant présidé à la création de cet autoportrait en particulier :
Nous autres qui détestons la littérature/ la musique/ la peinture etc… il nous faut quelques monstres sacrés, quelques circonstances divines. // Je ne connais rien de plus ridicule que les « fonds de tiroirs ». On peut me fouiller chez moi -> ma maison. On ne trouvera pas une ligne inédite. // Phrase type : « Vous avez sûrement quelque chose. Si, si, cherchez bien.
Un mot enfin sur le catalogue de l’exposition qui fournit un résumé de la vie et de l’œuvre de Cocteau en grande partie tributaire, signalons-le, de la traduction anglaise de la biographie de Claude Arnaud[15]. Bien entendu, Kenneth Silver commence par y rappeler la relation d’amitié du poète avec Peggy Guggenheim, à partir de l’exposition organisée à Londres jusqu’aux rencontres à Venise dès les années 50 dans ce même palais Venier dei Leoni. Mais Silver semble surtout s’être fixé pour objectif de souligner l’impact libérateur et émancipateur de Cocteau sur des générations d’homosexuels principalement aux États-Unis. C’est ce qui ressort de l’aperçu qu’il propose de la vie et de la carrière de Cocteau, dans lequel il insiste sur le rôle joué par Le Livre blanc sur les communautés gays, mais aussi d’un essai dans lequel Blake Oetting établit une série de rapprochements entre certains motifs et thèmes coctaliens et l’œuvre de personnalités comme l’écrivain et critique littéraire W.H. Auden, le photographe George Platt Lynes, le peintre Andy Warhol, le cinéaste Derek Jarman et l’artiste Felix Gonzalez-Torres.
Excepté le rapport établi entre Cocteau et Derek Jarman[16], ces rapprochements sont neufs et mériteraient d’être étendus et développés à la réception de Cocteau aux États-Unis. C’est précisément ce que nous projetons de réaliser dans l’une des prochaines livraisons des Cahiers Jean Cocteau.
[1] Jacinthe Harbec, Ballets russes et Ballets suédois. La musique à la croisée des arts 1917-1924, Paris, Vrin, « Musicologie(s) », 2021, 500 p.
[2] Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, édition établie par Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 126.
[3] Jean Cocteau, La Difficulté d’être, Monaco, Éditions du Rocher, 1953, p. 21.
[4] Jean Cocteau, « Genre nouveau », texte inédit publié dans Écrits sur la musique, rassemblés, présentés et annotés par David Gullentops et Malou Haine, Paris, Vrin, « Musicologies », 2016, p. 213-217.
[5] Pour les substrats anarchiste et dada chez Cocteau, voir la « Conclusion » du volume collectif Cocteau d’une guerre à l’autre, sous la direction de Michel Collomb, David Gullentops et Pierre-Marie Héron, Rennes, PUR, 2019, p. 253-257, ainsi que le « Dossier Jean Cocteau et Tristan Tzara. Correspondance et textes », dans Jean Cocteau. Correspondances 1910-1920, Cahiers Jean Cocteau, nouvelle série, 17, 2019, p. 65-88.
[6] Pour l’apport de la littérature jeunesse à la genèse des Mariés de la tour Eiffel, voir David Gullentops, Jean Cocteau et l’intermédialité, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, « Littératures(s) », 2024, p. 36-40 et 68-70.
[7] Kenneth E. Silver, Jean Cocteau. The Juggler’s Revenge, avec un essai de Blake Oetting, catalogue de l’exposition organisée au Musée Peggy Guggenheim, 13 avril-16 septembre 2024, Venise, Marsilio Arte, « Peggy Guggenheim Collection », 2024, 176 pp.
[8] Pierre Chanel, Jean Cocteau poète graphique, Paris, Chêne/Stock, 1975, p. 115.
[9] Cocteau, catalogue de l’exposition Jean Cocteau au fil du siècle, Paris, Éditions Gallimard/ Éditions du Centre Pompidou, 2003, p. 268.
[10] Peggy Guggenheim, Confessions of an Art Addict, New York, Macmillan, 1960.
[11] L’hypothèse de la côte méditerranéenne à l’arrière-plan est validée par le rapprochement opéré par Pierre Chanel entre ce portrait de Marais et sa variante intitulée « Saint-Tropez » qui figure sur la porte d’une villa à Pramousquier et qui a été réalisée au mois d’août 1937 (voir Pierre Chanel, op. cit., p. 113 et p. 115/ n. 1).
[12] Jean Cocteau, Opium. Journal d’une désintoxication, Paris, Stock, 1930, p. 59.
[13] George Sand, Contes d’une grand-mère. Le Château de Pictordu ; La Reine Coax ; Le Nuage rose ; Les Ailes de courage, Paris, Lévy, 1886.
[14] L’usage du récit lacunaire dans « L’Ange Heurtebise » constitue l’une des preuves de l’influence majeure du genre policier sur l’œuvre de Cocteau. Voir David Gullentops, Jean Cocteau et l’intermédialité, op. cit., p. 120.
[15] Claude Arnaud, Jean Cocteau : A Life, traduction par Lauren Elkin et Charlotte Mandell, Yale University Press, 2016, 1014 pp. [Traduction de l’édition française de 2003.]
[16] Dominique Bax avait déjà établi le rapprochement entre Cocteau et Derek Jarman en organisant un cycle cinématographique consacré aux deux réalisateurs à la cinémathèque de Bobigny et en dirigeant l’ouvrage Derek Jarman – Jean Cocteau. Alchimie, publié à l’occasion du 19e festival du Magic Cinéma à Bobigny (26 mars – 13 avril 2008), Bobigny, Le Magic Cinéma, « Théâtres au cinéma », tome 19, 2008.