1. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 5 décembre 1948].
Cher Monsieur,
Permettez-moi d’écrire « cher ami », car vous renseignez mon encre. Je suis très ému par votre lettre. Tant de personnes me traduisent, et ne le font pas de l’intérieur. Il en résulte une ombre chinoise, semblable à celle que les journalistes imaginent de ma personne et de mon œuvre. Vision absurde et plate.
La seule chose que je vous demanderai sera de vous attacher particulièrement à traduire les poèmes d’Opéra – difficiles à cause de certains jeux de mots – soit les poèmes du dernier recueil de la N.R.F., comme« L’Incendie », « La Crucifixion », etc., poèmes dont « L’Ange Heurtebise » demeure le type. Merci d’avoir abordé ce travail. Je lis l’anglais comme vous les poètes, avec des doigts d’aveugle. Il me semble sentir chez vous mon relief. Continuez, ne conservez que l’essentiel (les poèmes d’Opéra se trouvent dans les Morceaux choisis[1] de la N.R.F. Je suppose que vous les avez puisque « L’Ange H[eurtebise] » est entre vos mains).
Du fond du cœur,
Votre
Jean Cocteau
2. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt en décembre 1948.
Chère Madame,
Je suis très ému d’apprendre que vous êtes une femme et de mon âge, ce qui m’explique pourquoi vous savez entrer profondément dans le mécanisme d’une âme, car un homme jeune n’y entrerait pas et glisserait autour[2].
Je vous le répète : je ne sais pas assez l’anglais pour juger votre travail, mais je le devine assez pour me rendre compte que votre rythme reflète le mien et que les mots restent durs et conservent leurs angles au bout desquels l’électricité pétille.
Il m’est admirable de vous voir choisir les poèmes les plus difficiles, ceux sur lesquels l’attention de mes contemporains déraille toujours.
Dans la lutte où je ne cesse de vivre, c’est une grande douceur de savoir qu’une femme se penche sur cette encre invisible et la rend visible dans sa langue par une simple opération du cœur.
Je vous envoie mes vœux de Noël et ma tendre reconnaissance.
Jean Cocteau
3. Lettre envoyée du 36 rue de Montpensier le 15 janvier 1949.
Ma chère amie,
Je rentre de New York[3] et trouve votre nouveau travail[4]. Il me suffit de passer la main dessus pour me rendre compte des reliefs que vous trouvez à la place des miens et qui les expriment. Vous me sauvez en quelque sorte de cette petite mort qui est l’impossibilité du passage d’une langue à l’autre. Vous imaginez donc ma gratitude, et si vous me permettez de le dire, ma tendresse.
À New York on possède de moi quelques vagues épaves d’après lesquelles les personnes attentives devinent l’existence lointaine d’un navire. On va essayer de traduire La Difficulté d’être[5], où j’explique pas mal de choses. Par contre les psychanalystes s’escriment sur mes films et les commentent.
C’est vous qui me rassurez et me réchauffez le cœur.
Jean Cocteau
[P.S. :] Peut-être vaudrait-il mieux demander à Edith Sitwell[6] qu’à Morgan[7]. Elle est à New York, hôtel Saint-Régis, mais va rentrer en Angleterre.
4. Carte postale envoyée de Milly-la-Forêt le 22 janvier 1949.
Chère Madame, chère amie,
J’ai trouvé votre magnifique travail en revenant de New York ce qui a dû retarder mon envoi. L’avez-vous eu, et ma lettre ? Ne croyez pas que mon émotion vienne du fait qu’on s’occupe de moi et de mes poèmes (pléonasme). Elle vient de ce qu’une femme sache comprendre un homme et se consacre à une sorte de transfusion du sang. Naturellement il m’est difficile de juger votre entreprise comme elle le mérite. Je vous le répète. C’est en aveugle que je me renseigne et que je touche votre relief. Il est bien rare qu’un aveugle se trompe et il arrive que promenant ses mains sur un visage, il le visite jusqu’à l’âme.
Je vous envoie tous mes vœux de mes tendres respects.
Jean Cocteau.
[P.S. :] Charles M[organ] ne comprendrait peut-être que mal mes poèmes. Mieux vaudrait les montrer à Edith Sitwell.
5. Lettre envoyée du 36 rue de Montpensier le 30 janvier 1949.
Chère amie,
Naturellement, le poème, encore une fois, m’a l’air d’avoir la même dose de neige et d’acier que le mien. Méfiez-vous d’une opinion, même de celle de Miss E[dith] S[itwell] sur nos poèmes.
Il est possible qu’elle prenne pour fautes ce qui transporte dans votre langue les fautes volontaires de la mienne. Donc, vous ne pouvez en quelque sorte n’en référer qu’à vous. Dès que vous aurez de quoi publier un livre, nous nous occuperons de voir ce qui serait le mieux.
Je suis écrasé de travail, de procès, de complications qui n’ont rien à voir avec les belles complications de l’écriture.
Je pense à vous sans cesse et me permets de vous embrasser,
Jean
6. Lettre non datée [à situer après le 12 février 1949].
Ma très chère amie,
Encore un signe étoilé de votre tendresse, c’est pourquoi j’écris au dos de ce poème. Je viens de perdre un de mes plus chers amis : Christian Bérard[8]. Travailler, penser, chercher et trouver avec lui était mon habitude. Sa mort me prive de la moitié de mon sang et m’ampute de la main droite. Vous imaginez l’état dans lequel je me trouve.
Votre lettre a été une consolation. Si vous le jugez possible, envoyez donc la copie d’une de vos traductions, « L’Ange Heurtebise » par exemple à Thémistocle Hoetis[9], hôtel d’Isly, 29 rue Jacob à Paris. La revue Zéro qu’il dirige est la meilleure revue en langue anglaise. Envoyez-le de ma part.
Je vous embrasse,
Jean
7. Lettre datée du 22 février 1949.
Ma bien chère amie lointaine et si proche,
C’est chaque fois une grande douceur de trouver vos lignes d’amour au milieu des paperasses lourdes et ennuyeuses.
Je vous retourne les poèmes à contrecœur. Je voudrais les conserver et les lire et relire en détail.
Peu importe le nombre de pages du livre[10]. C’est vous qui jugerez ce qui est propre à rendre service aux poèmes. Naturellement si, au moment que vous jugerez opportun, vous avez besoin de mon aide, je vous aiderai de toutes les forces de mon cœur.
Votre
Jean
8. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 27 février 1949.
Ma bien chère amie,
C’est le dernier dimanche que je passe avec vous à la campagne avant l’Égypte[11]. Toute la troupe prend l’avion le 6 mars. Dans cette Égypte de maléfices et de mort, je me consolerai de ma fatigue en pensant que nos poèmes s’accumulent et forment un livre, un lieu de rencontre entre deux âmes.
Je suppose que « L’Hermine[12] » a dû vous donner du mal à cause des chocs et hiatus voulus de la langue, mais je devine que vous savez, ressentez et traduisez tout cela.
Permettez que je vous embrasse,
Jean
[P.S. :] J’ai reçu une lettre d’Edith Sitwell qui attendait nos textes.
9. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 30 mai 1949.
Ma très chère amie,
Enfin je rentre avec mes chiens, chats et fleurs, et je trouve votre bonne enveloppe. Ne vous inquiétez pas. Les poèmes vivent leur vie propre et font ce qu’ils veulent. Ils ne se nourrissent que de miracles.
Je suis heureux de la lettre d’Edith, car elle me semble le meilleur juge. Mais comment voulez-vous que vos poèmes de moi ne me surprennent pas en tant que poèmes neufs comme si je venais de les écrire.
Je vous aime[13] et vous embrasse,
Jean
[P.S. :] Avez-vous reçu la lettre où je vous remerciais de si bien comprendre le drame Bérard[14]? Elle m’avait suivi et je redoute les postes orientales. Il est vrai que la vie et la mort forment, en ce qui me concerne, un mélange tel qu’il m’arrive de vivre mieux avec les morts qu’avec les vivants. À Milly, Bérard se promène partout et me parle. Mon rêve, mais c’est peut-être vous demander beaucoup, serait de posséder le total de vos traductions de poèmes. Peut-être pourrais-je, livre en main, me charger moi-même de leur publication. Est-ce possible ? J’y joindrais ce que vous m’enverriez par la suite.
Je suis souvent dans votre chambre à Édimbourg.
10. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 13 juin 1949[15].
Ma chère amie,
Il y a bien longtemps que je me suis désincarné, ce qui est étrange chez moi qui m’acharne à fournir de la présence. Cela vient sans doute de cette manie que les fantômes ont d’apparaître. Et sans doute ne veulent-ils pas faire peur, mais vivre. Cette existence de chien et loup, cette politesse de l’âme, me permet de parler, de travailler, d’avoir l’air de parler et travailler et d’être auprès de vous à Édimbourg. Vous serez sans doute la seule à comprendre ce mélange de plein et de vide qui me rendent presque indéchiffrable[16]. Du reste, je m’analyse fort mal moi-même et je ne cherche pas à m’analyser. Je n’imagine pas une plante lisant des traités d’horticulture. Les écrivant serait le comble.
Ma chère amie, j’insiste pour obtenir de vous un total des traductions des poèmes. Si c’est trop demander, grondez-moi.
Votre
Jean
11. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 5 juillet 1949.
Ma bien chère amie,
Je vous renvoie les poèmes qui m’émeuvent mais j’en détache celui que je garde et que je dépose dans notre boîte aux lettres. Hélas, il est bien difficile de prendre un vrai contact avec votre langue. Je devrais dire avec la langue anglaise, car la vôtre me semble être le relief, et j’y passe mes doigts d’aveugle (mon âme y passe ses doigts d’aveugle). En ce qui concerne les retouches de mes poèmes, je vous conseille de faire à votre idée sans écouter personne, sauf si quelqu’un vous propose un « éclair » ce qui m’étonnerait car les vôtres suffisent.
J’ai passé la moitié de la journée d’hier dans votre jardin botanique et cela m’a donné le désir de revoir notre Jardin des Plantes et peut-être d’y tourner le passage de mon film que je voulais tourner dans les Halles. Je crois que vous aimeriez mon jardin. Je m’y promène souvent avec vous et vous devez le savoir et me donner des conseils pour les coupes d’arbres et autres petites choses exquises d’un jardin qui cache ses griffes et nous semble faussement très doux.
Je rentre à Paris ce soir, j’irai en Belgique deux jours[17] et je rentre pour la préparation d’Orphée, film si peu conformiste que je tremble en face de mon audace, plus jeune que moi et à laquelle je n’ose dire : « Prends garde ».
Chère amie, je vous embrasse,
Jean
12. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 15 juillet 1949.
Ma très chère amie,
Me voilà seul dans cette maison et dans ce jardin (c’est dire que je les habite avec vous). J’ai reçu les deux albums. Je traverse le petit pont de mon bois et j’entre dans votre jardin botanique. Savez-vous que, dans mon entourage, personne ne connaît notre correspondance, je veux dire ne sait que notre correspondance existe ? Non que je la dissimule, mais j’estime que les fées disparaissent si on en parle, et que les mots perdent leur force dès qu’on les passe aux autres. Donc me voilà seul et votre lettre m’arrive où vous m’annoncez la traduction de « L’Acteur » et de « Un ami dort ». Que me demandez-vous ? Comment voulez-vous que je vous donne des directives, mes poèmes ne m’appartiennent pas. Ils vous appartiennent et c’est à vous de juger celui qui compte et qui circule à l’aise dans vos veines. Hier j’ai travaillé à Orphée. J’y travaillerai demain, aujourd’hui je me repose, c’est le cœur qui travaille.
Orphée sera très simple, j’ai renoncé à des textes conformes au dogme de l’époque. Je m’y laisse glisser sur ma pente qui monte plus qu’elle ne descend. La morale serait l’engagement du poète et sa propre personne au lieu de suivre l’appel des causes et des partis. Cela créé un grand désordre terrestre, et à la fin, la mort qui aime Orphée se sacrifie et le remet « dans l’eau sale » où veulent vivre les hommes.
J’irais bien vous voir à Nice[18] , mais outre que je tournerai le film, je n’ai plus le ressort qui permet de supporter la côte d’Azur. Je m’y épuise, il me faudrait la Bretagne ou votre climat d’Édimbourg, quelque chose de vif et qui fouette. Je vis trop à moitié dans le vague pour ne pas craindre ce qui me pousse à perdre pied. Fin juillet et début août j’irai à Biarritz où je préside le festival du film « maudit[19] » (films dont la base n’est pas le commerce).
De tout cœur, votre
Jean
13. Lettre datée du 22 juillet 1949.
Ma bien chère amie,
Lorsque j’arrive à la campagne il y a des feuilles mortes et des feuilles vivantes et vos feuilles vivantes qui tombent de notre bel arbre.
Chaque fois je me plonge dans cette énigme d’une autre langue et je dois traduire et retrouver mon texte à travers vous. Ce sont des exercices du cœur qui donnent des forces. Je suis navré que mon travail me conduise à Biarritz au lieu de me conduire à Cannes, mais je n’aime pas ce festival de Cannes qui est mi-politique, mi-snob. Tâchez d’aller rendre visite à Picasso, soit à Vallauris, soit à Antibes[20]. Je vais reporter les corrections et vous renvoyer le texte. Je travaille sans relâche aux préparatifs de mon film Orphée ou La Nuit des Temps.
C’est vous, sans doute ma pauvre amie, qui aurez encore à établir un jour les textes de sous-titrage anglais.
Je vous embrasse,
Jean
P.S. Je suis stupéfait. Dans mon trésor, je ne retrouve ni « L’Ange Heurtebise », ni « L’Incendie ». J’ai corrigé le reste. « Joueurs dormant à l’hombre[21] », le jeu d’Hombre s’écrit avec la lettre H.
14. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt et datée d’août 1949.
Très chère amie,
J’arrive à la campagne et je trouve votre bonne lettre et le poème. Je suis stupéfait par la notice du festival. J’ai beau tourner et retourner dans ma tête Le Jeune Homme et la Mort, je ne comprends pas ce qui peut choquer dans ce lied du style Baudelaire-Heine[22]. Le ballet (mélodrame) n’a du reste choqué nulle part et je le raconte en détail dans La Difficulté d’être[23].
Notre maison à nous manque d’eau de pluie, nous devrions un peu échanger nos catastrophes. Ici, c’est la sécheresse et une crainte, que la pluie ne commence en septembre avec mes extérieurs de film. Ce film me rend malade. Pourrai-je le rendre intense et lui communiquer une sorte de vie réelle et irréelle ? Priez pour moi. Je suppose que vous m’aiderez beaucoup et que vos ondes me donneront la force de surmonter les obstacles.
Tendresses,
Jean
[P.S. :] Je rentre à Paris jeudi, 36 rue de Montpensier.
15. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 1er octobre 1949.
Ma très chère amie,
J’ai votre lettre de Nice[24] et je la relis dans mon jardin qui se trompe de date et où les fleurs recommencent au soleil. Actuellement (et sauf le dimanche) je tourne mon film la nuit au milieu des ruines des casernes de Saint-Cyr à Versailles[25]. C’est là que j’ai situé le no man’s land entre la vie et la mort. Je regrette de ne pas tourner en couleurs. Les bombes ont fait du grand art puisque l’art consiste à abîmer des matières. L’ensemble est rouge-beige, suspendu au ciel. J’entrerai au studio la semaine prochaine.
Je pense sans cesse à vous, et je vous embrasse,
Jean
16. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 15 octobre 1949.
Ma très chère amie,
Je trouve votre lettre en arrivant à Milly, en sortant de ce film sur lequel je m’acharne et qui me rapproche de vous chaque minute puisque je cherche à vous y raconter une belle histoire.
Ne visitez jamais les psychiatres. C’est vous qui les dominerez et les soignerez. En outre, une personne qui pense avec le cœur est incompréhensible à ceux qui pensent avec la tête et toutes vos peines sortent de cet éternel malentendu. « Les choses ont une façon à elles d’arriver. » Il importe de nous en mêler le moins possible et de vivre une jambe dans le sol et l’autre dans le vide. C’est ce que j’appelle boiter.
J’aime que vous aimiez Picasso. Je ne vous savais pas à Paris. Je vous place toujours en Écosse. Non que je n’aie pas ressenti les ondes de votre Merlin[26], c’est la preuve qu’il n’y a pas de lutte et qu’elles ne se propagent pas avec assez de force[27].
Votre lettre est la preuve que vous avez confiance en moi et que vous savez que je vous parle pendant que vous m’écrivez. Vos secrets m’emplissent le cœur. Je les y enferme avec les miens. C’est la phosphorescence qui en émane dont je m’inspire dans Orphée.
Je suis un peu plus loin que la moitié du film. J’ai terminé les choses les plus difficiles. Le commencement et la fin. J’attaque le milieu.
Aujourd’hui, les abeilles, les guêpes, les mouches, les libellules se trompent. Il fait un soleil de mai. Moi aussi je me trompe et si vous arriviez dans mon jardin par prodige, je vous dirais : « C’est le printemps, promenons-nous ».
Votre
Jean
17. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le [23] Octobre 1949.
Bien chère amie,
Il pleut et je vous écris avant de retourner à mon travail, pendant lequel je pense à vous et à votre longue lettre de la semaine dernière. Il me semble que vous avez été choquée par ma phrase : « L’art consiste à abîmer des matières[28]. » C’est que votre âme a lu trop loin. Je ne voulais rien dire de plus sinon que le marbre et la toile sur lesquels on s’acharne pensent : « On m’abîme, on me tache, on me brise. » Il est vrai que les ruines trouvent bénéfice dans la détérioration et que toute vie, toute beauté, résultent d’une détérioration, d’une combustion, de quelque chose qui meurt.
On parle de mes pièces pour le prochain festival d’Édimbourg. J’ai accepté l’offre en pensant que cela se faisait pour nous réunir sur les lieux de notre rêve. Ainsi serions-nous côte-à-côte pendant que les acteurs répètent et que les décors se plantent. Qu’en dites-vous ? Ne vous étonnez pas de mes lettres trop courtes et trop rares. Je ne puis écrire que le dimanche. En semaine j’ai donné mes mains et l’encre de mes veines à cet Orphée qu’il importe de réussir.
Chère Marie[29], permettez-moi que je vous embrasse et vous souhaite une belle semaine jusqu’à notre dimanche,
Jean
18. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt et datée de la Toussaint 1949.
Ma chère Marie,
Comme toujours, je trouve votre bonne lettre en arrivant dans mon refuge. J’avais dû arrêter le travail du film quatre jours. J’étais malade, une bronchite me secouait et me minait. Je ne me suis levé que pour la pièce de Colette Chéri où Marais interprète le rôle et parce que je devais monter sur scène et la saluer à la fin, au nom de tous[30]. L’émotion de cette séance m’a remis comme des chocs (juste le temps de paraître, de parler et de faire acclamer cette femme presque infirme et admirable). Ensuite la bronchite a recommencé de plus belle. J’ai repris mon travail avant-hier et maintenant la campagne et votre lettre me réconfortent.
Orphée avance. J’ai remarqué une chose bien curieuse. Chaque fois que je me trompe dans mes calculs sans même m’en apercevoir, un accident technique (de l’appareil ou des lumières) oblige la firme à recommencer la prise. On dirait que ce film se fait tout seul, se dirige et ne m’accepte que de loin comme l’âme emploie le corps. J’exécute mon travail modestement et dans une sorte de sommeil auquel participent les interprètes et les machinistes. Et là-dessus, dans l’ensemble, vous veillez et vos conseils me guident sans me réveiller. C’est donc votre œuvre autant que la mienne[31].
Je n’ignore pas qu’elle sera incomprise et qu’on la croira « fantaisiste », mais aucune minute cette constatation ne m’entrave. Il faut qu’elle vive, coûte que coûte. Cette compénétration de deux mondes qui ne peuvent se compénétrer exige une vérité constante. Le reste n’entre plus en ligne de compte.
Je vous ai mise en garde contre cette transparence si dangereuse qui est une forme d’orgueil et qui ne permet pas aux mystères de nous traverser et de prendre contact avec nos limites. La sagesse consiste à ne pas être trop sage (à ne pas constater qu’il y a sagesse). Tout ce qui se nomme s’évapore et laisse les mains vides.
Mais vous savez mieux que moi ces règles de la « civilité » en face de l’inconnu. Je vais déjeuner et me promener avec vous au milieu de l’été qui s’attarde.
Je vous embrasse,
Jean
19. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le [6] novembre 1949.
Ma chère Marie,
Je me remets difficilement de cette sale bronchite. Notre studio est très froid et très poussiéreux. Mais je m’acharne au travail pour arriver à obtenir ce que je veux et qui soit digne de vous qui me suivez grâce à des fils et à des ondes.
J’approche de la fin, mais d’une fin qui n’en est pas une, puisque c’est au moment de la fin d’un film que se posent les mille problèmes du montage, des bruits et de la musique.
Je dois voir l’organisateur du film d’Édimbourg cette semaine. Il voudrait que j’apporte deux pièces : Les Parents terribles et La Machine infernale[32]. Cela représente encore un énorme effort de refonte et de mise en marche, mais je ne vois que ce moyen de vous rencontrer dans l’atmosphère qui nous convienne. Orphée, Les Enfants terribles[33], Le Bourgeois gentilhomme[34], le Phèdre à l’opéra[35]. C’est bien de travail pour un seul homme qui n’a que deux jambes, deux bras, une tête et beaucoup de fatigue.
Je vous embrasse,
Jean
20. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 13 novembre 1949.
Ma chère Mary,
Faut-il encore que même une critique de moi (si j’ose) soit une manière de vous exprimer ma tendresse. Je trouve l’article moins libre que votre belle écriture des lettres[36], lorsque vous vous laissez aller entre nos deux jardins (le botanique d’Édimbourg et le verger de Milly). J’eusse aimé une lettre que vous écriviez à Goffin[37] (Bruxelles) comme si vous m’écriviez à moi-même et qui montre au public combien nos préoccupations ne relèvent pas des lettres, mais du cœur et de l’esprit dans son sens large. Cet ouvrage[38] sera le premier où on m’étudie avec sérieux. Votre présence y est indispensable. Et peut-être pourriez-vous y joindre la traduction d’un poème, celui que vous préférerez[39]. Vous pourriez expliquer autour comment vous me traduisez, ce qui aiderait à comprendre ce que doit être une traduction à ceux qui croient nous traduire. Vous ne me donnez pas de vos nouvelles, c’est qu’elles sont bonnes. Ma bronchite s’arrange. J’ai terminé la « chambre » d’Orphée où tant de choses se passent qui me sont familières. On la démolit demain. Elle n’existera plus que dans le fantôme des images. Demain, j’attaque le garage où Orphée cherche à prendre contact avec l’inconnu.
Je travaille en pensant à vous et à votre fil d’Ariane. Du fond du cœur,
Jean
21. Lettre datée du 19 novembre 1949.
Ma bien chère Mary,
J’arrive à la campagne, guéri de la bronchite, rassurez-vous, malgré l’effrayante poussière que j’avais au studio. J’ai terminé le film hier. Il me reste encore un travail (quatre jours) de voitures et de transparences (paysages vus des voitures) et je n’aurai plus qu’à écrire, c’est-à-dire nouer ensemble les images, les bruits et les paroles.
Je suis un peu triste, un peu désemparé comme chaque fois que je disperse une équipe amoureuse de son travail. Il s’y ajoute une brume d’automne et cette angoisse d’un monstre qu’on a tiré de soi[40].
Votre article (fin) est très beau mais je le répète, rien n’égale vos lettres où votre main court aussi vite que votre âme. J’eusse rêvé d’une de ces lettres, écrite aux Belges pour leur expliquer le sentiment qui se forme entre le poète et la traductrice. Au fond, cela est peut-être trop proche de nous.
Chère Marie, je n’ai pas de nouvelles récentes du festival. Les organisateurs devaient passer me voir la semaine dernière[41].
Je vous baise les mains.
Jean
[P.S. :] Lettre courte à cause de la maladie du sommeil, une maladie peu méchante et dont je souffre depuis hier soir. Je rêve de rêver et de dormir pour de bon[42].
22. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt et non datée [à situer le dimanche 4 décembre 1949].
Ma très chère amie,
J’ai terminé le travail d’images d’Orphée avant-hier. Vous auriez ri de me voir aux prises avec trois cents kilos de mercure où je voulais que les mains gantées entrassent. Demain, je commencerai le travail de « Style », c’est-à-dire à lier toutes les images l’une à l’autre. Votre lettre-étude est très belle et j’en suis très fier. Vous devriez y joindre deux ou trois lignes sur ce lien qui se forme entre le vrai traducteur et le vrai poète comme s’ils étaient reliés par des fils de la Vierge, plus solides que les câbles de marine. Envoyez l’étude à Goffin qui a fait de son côté une très belle étude sur mon œuvre.
Ce que vous me dites d’Édimbourg s’applique en quelque sorte aussi aux villes d’Europe[43]. Parfois la frivolité, la légèreté d’esprit, l’inattention remplacent le puritanisme, c’est le même péché contre l’esprit. Ma seule joie serait d’être sûr que notre collaboration vous apporte cet air indispensable à la respiration de certaines âmes. Si je me suis réfugié dans le travail c’est pour éviter des contacts qui avilissent. Le jour même de la fin du tournage d’Orphée je commençais la surveillance de celui des Enfants Terribles que j’ai confié à Melville. Mais l’atmosphère n’est pas comparable. Il y a des journalistes qui circulent et des photographes qui insultent la jeunesse de nos interprètes. Melville tourne une semaine dans son propre appartement, cela ressemble à certains rêves et fait un désordre très étrange. Vous me parlez de traduire La Machine (infernale) mais je crois qu’elle est traduite. Elle a été jouée par une jeune compagnie à Londres, et à la télévision. Même chose pour Les Chevaliers (de la Table Ronde)[44], Orphée, La Machine à écrire, Les Parents terribles, etc… J’ai dit l’autre jour à mon agent que seule votre traduction des Chevaliers me tenait à cœur. On m’oppose des contrats et des signatures. En ce qui concerne les poèmes, ils vous appartiennent et je me propose de vous envoyer une lettre officielle en vous donnant les droits exclusifs. Demain, dans tout le tohu-bohu du film, je songerai à votre lieu de silence et j’y puiserai le calme.
Je vous embrasse,
Jean
23. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt et datée de décembre 1949 [datée par Mary Hoeck du 18décembre 1949].
Ma bien chère Marie,
Ne m’en veuillez pas de mon silence postal, qui ne représente pas le vrai silence et surtout ne vous inquiétez pas de ma santé dont je n’ai momentanément pas à me plaindre. Mais je travaille de jour (Orphée) et de nuit (Les Enfants Terribles), ce qui ne me laisse jamais une minute de calme. Dimanche dernier je travaillais au studio et je me disais toutes les 5 minutes : je vais télégraphier à Édimbourg. Et en fin de compte je regardais les enfants vivre dans leur chambre en désordre, je vous imaginais assise avec moi sous les projecteurs et contente de voir des gosses nés quand j’écrivais le livre[45] lui donner une autre naissance et, à force de bavarder avec vous, je me refusais à croire que vous m’accuseriez de silence. Votre lettre, trouvée ce matin, m’a remué au fond du cœur. Elle prouve une fois de plus que la poésie n’est pas un objet des mains et de l’esprit, mais une bulle d’âme, érigée par les profondeurs et capable de jouer le rôle du poète. Ne craignez pas de m’écrire tout ce qui vous passe par le cœur. Si nous n’étions pas libres de nous exprimer avec notre essence, qui le serait, grand Dieu[46] ?
Mes pauvres lettres vous disent bien mal ce que je pense et, je vous le répète, elles arrivent en plus des conversations de la semaine qui sont innombrables entre nous. Demain, nous quittons le théâtre Pigalle où se trouvait le décor de la chambre. Nous entrons dans le hall final, et je vous y emmènerai avec nous. Je suis sûr que souvent vous devez sentir notre présence et entendre la voix de notre travail.
Croyez à toute ma tendresse.
Jean
24. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt et datée de décembre 1949 [datée par Mary Hoeck du 20 décembre 1949].
Ma chère Marie,
Que de choses je voudrais accrocher à votre arbre de Noël, des choses invisibles, douces et étincelantes. J’ai honte de cette vie qui prive des fêtes adorables de notre enfance. Le soir de Noël, je serai dans ma campagne avec chiens et chats. Jadis j’imaginais mal un Noël sans neige. Neige-t-il à Édimbourg ? Chez nous il neige de moins en moins et le premier chapitre des Enfants Terribles entre dans le domaine du mythe. Nous aurons des difficultés pour passer de l’abstrait au concret dans le film.
Votre dernier texte pour la Belgique m’a beaucoup ému. Le leur avez-vous envoyé ? Ils ne me parlent que de l’autre. Envoyez-le-leur.
Je suis très excité par votre nouvelle entreprise de Léone[47]. Une fois les poèmes au point, je me chargerai d’une édition parfaite. Ce sera notre triomphe confidentiel. Chère Marie, j’allume pour vous toutes les bougies du cœur, de l’esprit et de l’âme.
Votre
Jean
25. Lettre datée du jour de Noël 1949.
Très chère Marie,
Le Poète, son chien et ses cinq chats vous envoient leurs vœux les plus tendres[48].
Son étoile vous accompagne et protège votre nuit d’Édimbourg. Faites des rêves qui vous conduisent jusqu’à la maison de Seine-et-Oise.
Les Enfants terribles se joignent à moi pour vous embrasser sous l’arbre à lumières,
Jean
26. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 1er janvier 1950.
Je souhaite que 1950 vous ressemble, c’est-à-dire qu’il n’apporte que les bonnes choses de l’âme et du cœur qui se mélangent dans l’esprit. Je suis un peu stupéfait de fatigue mais je refuse de me plaindre, car la fatigue des autres est faite du manque et de la recherche de travail, la mienne d’un excès de travail où je tâche d’introduire ma substance. J’ai trouvé ce matin votre chère lettre dans un rayon de soleil qui touchait la table. Le rayon de soleil a continué dans l’ombre et ensoleillait ma chambre. Le soleil de Léone qui est la lune y ajoutait sa douceur fantôme. Voilà mon premier de l’an. Le chien, les quatre chats et deux petites tortues d’eau que j’ai apportées cette nuit et qui ont la figure tatouée de vert et de rouge. Je voudrais que les distances, les épaisseurs, les dates n’existassent pas et pouvoir visiter ceux que j’aime comme les anges de la Renaissance qui savent si bien saluer et bouillonner[49].
Ma très chère Marie, je vous embrasse,
Jean
27. Lettre datée du 8 janvier 1950.
Ma bien chère Marie,
Ce coup-ci, le travail « m’a eu » comme on dit chez nous. Je marche en rêve et me demande si j’arriverai au bout du tunnel. Oui, la siamoise est de la troupe[50]. Elle est la malice même, s’accroche à vous parce qu’elle ne supporte pas la solitude. Il y a la siamoise, le persan bleu, le mélange persan-tigre de gouttière, la chatte blanche qui disparaît et reparaît à volonté. Tout ce petit monde supervisé par Martin, fils de Moulouk (le chien célèbre de Marais), un brave type couleur de neige.
Ce que vous me dites de Léone m’excite beaucoup[51]. Ma fatigue me dégoûte. Je devrais voler jusqu’à vous.
Tendresses,
Jean
28. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 15 janvier 1950.
Ma bien chère Marie,
Vos bonnes lettres[52] donnent le rythme à la vie syncopée que je mène, car nous tournons Les Enfants Terribles soit dans un coin de Paris, soit dans un autre, et notre troupe a l’air d’une troupe de romanichels. Mardi, j’enregistre la musique d’Orphée. Je suppose que vous serez assise dans la salle auprès de moi.
J’ai une terrible curiosité de voir Léone dans sa robe d’Édimbourg, traversant le merveilleux jardin botanique de son pas qui ressemble à celui du temps. Vous ai-je raconté qu’Ezra Pound m’avait écrit le 1er janvier d’Amérique : « Je viens de lire Léone, t’as sauvé la France. »
Je suis un ami de Spender[53] dont j’ai même fait le portrait à Paris. Vous pouvez toujours lui soumettre les traductions si vous avez besoin de conseils, ce que je ne crois guère entre nous, mais peut-être serait-il enchanté de prendre contact avec elles. Chien et chats se portent à merveille et les tortues gigotent dans l’eau tiède. Mon ancien secrétaire a fait enlever tous ses meubles de Milly, ce qui me donne une chambre et une grande pièce mitoyenne. Je les arrangerai en songeant à vous et que vous y viendrez peut-être y passer quelques jours de calme.
Je n’ai pas pu lire le titre de la pièce que vous écoutiez à la radio[54]. Hélas je connais mal le théâtre anglais contemporain. J’ai télégraphié hier à Vivien Leigh pour qu’elle joue le Tramway à Paris un soir, pendant que notre troupe irait la remplacer ce soir-là à Londres. Nous allons déjà fêter la centième[55]. Jean Marais qui est comme mon fils continue à faire salle comble avec le Chéri de Colette. Tout est donc pour le mieux puisque je ne demande à la vie que le bonheur et la chance pour ceux que j’aime. C’est vous dire les vœux que je déverse sur Inverleith Terrace.
Jean
29. Lettre datée du dimanche [22] janvier 1950
Ma chère Marie,
Voilà une belle surprise au milieu des chats, cette Léone qui emprunte leur dimanche pour traverser la Manche, et votre portrait (naturellement c’est le dernier que j’aime et que j’ai mis dans mon portefeuille)[56]. Rien ne s’y oppose à la circulation des ondes, rien de mou, rien d’inerte, tout aigu sans être en pointe, tout coupe sans faire de mal, tout s’y affirme au lieu de s’avilir avec l’âge. Tout y semble d’argent et d’or.
Je vous répondrai un peu plus tard en ce qui concerne Milly[57], car il est possible que je quitte la France après les films et que je me dégourdisse l’âme et les jambes. Les Enfants Terribles se terminent. Reste la cité Monthiers qu’un gérant d’immeubles essaye de nous interdire et pour laquelle, en outre, il faudrait la neige qui tombe à Nice !
Demain à deux heures j’enregistre la fin de la musique d’Orphée, après il faudra combiner les fatigues et en faire de la force.
Le genre de travail des Enfants m’oblige à jouer le rôle de régisseur et en un tour de main avec ce que je trouve à droite et à gauche, de telle sorte que les décors sont pareils aux ennuis que je bouche avec ce qui me tombe sous les doigts et qu’ils vivent mieux que des décors véritables et qui coûtent si cher. Chien et chats ont été embrassés et caressés à votre demande. Ce matin il y a un beau soleil glacial et des fleurs qui parfument les pièces. Je vais m’installer à l’heure dite et suivre les méandres de Léone. Vendredi je parle à Bruxelles[58]. Je rêve d’une halte, mais je crois que toute halte serait néfaste à des figures comme les nôtres.
Je vous salue et vous embrasse,
Jean
30. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 29 janvier 1950].
Ma chère Marie,
Naturellement vous devinez et pressentez tout, vous me saviez malade avant que je ne le sache moi-même[59]. Trop de travail diurne et nocturne. Il me fallait parler vendredi soir à Bruxelles devant trois mille personnes. J’ai cru que je n’arriverais pas au bout. Je parlais de dessous, à gauche, à droite de ma bouche et de mon esprit. Cet exercice était atroce. Ensuite banquets et déjeuners à l’ambassade. Il fallait feindre de vivre. J’ai eu des vomissements de bile et demain, à 9 heures du matin, il faudra me mettre entre les brancards et traîner ma roulotte.
Ne me plaignez pas[60]. Donnez-moi du courage avec le vôtre. L’essentiel est d’arriver à finir les deux films. Je finirai cette actualité qui mange les hommes inactuels.
Ces quelques lignes parce que je détesterais ne pas vous embrasser le dimanche. Si cela arrive un jour, n’en tirez aucune conclusion déplaisante. Rien ne m’empêche de vous confier mes peines et de bavarder à votre oreille.
Tendresses,
Jean
31. * Lettre datée du 4 février 1950.
Ma très chère amie,
J’ai terminé les mélanges bruits et musique d’Orphée. Je terminerai sans doute les images des Enfants terribles la semaine prochaine. Ensuite, détente et fatigue – car la fatigue ne se manifeste que dans le repos.
- Je ne vous parle pas de Léone parce que je la regarde, la palpe, m’en imprègne – mais hélas, mon anglais ne me permet pas autre chose que d’en respirer l’encre légère.
- Vous traduisez avec votre substance. Donc votre substance doit s’exprimer seule.
- Il me semble qu’ils veulent consolider la lettre-étude dans notre langue.
Je suis bien tranquille en ce qui concerne vos ressorts. Ils ne grincent pas et leur souplesse est parfaite. Les miens ont failli me lâcher le soir de Bruxelles. C’est une leçon. Je me croyais capable de l’impossible. Il faut se « rendre à l’évidence ». Nul ne le peut.
Toute ma tendresse.
Jean [étoile]
32. Lettre datée du [dimanche 12] février 1950.
Ma bonne Marie,
J’arriverai peut-être à vous guérir de vos phantasmes en ce qui me concerne[61]. Si je ne possède pas la continuité de poste, je possède la continuité de cœur. Il m’arrive d’écrire court et de bavarder long avec la personne absente. Il m’arrive même de bavarder avec les morts.
Radiguet et Christian Bérard me dirigent sans cesse, car je leur demande conseil et ils me répondent, en ce sens que je connais leur pente et que je m’y installe afin qu’ils me poussent.
J’ajoute qu’il est fort drôle que je me trouve en guérisseur[62], étant donné que si un ami est en retard de quelques minutes, je le crois toujours sous un autobus. Riez donc de ma sagesse et prenez-la pour une manie de prêcher et non d’agir.
Hier j’ai écouté les disques du concerto en la bémol (4 pianos) de Bach/Vivaldi. Achetez-le à Édimbourg. Je rêve de le mettre sur les images des Enfants Terribles et d’y ajouter ce pas du destin qui monte allègrement ou lentement les escaliers. Cette musique donne un calme extrême et j’estime son emploi supérieur à celui des remèdes qu’on se procure chez le pharmacien.
Je ne vous ai pas envoyé Maalesh parce que je me trouvais avec un travail de toutes les secondes et que les quelques livres expédiés par Gallimard étaient sur une table à la campagne[63]. Encore une fois il m’est prouvé que les livres se dirigent seuls vers ceux qui veulent les lire et que cet usage d’envoi des livres est assez ridicule. Un livre doit se répandre à sa guise comme des ondes. Je rentre vers 11 heures demain pour la Messe des Morts de Bérard. Ensuite, je me remets au travail et m’offre à cette mante religieuse qui nous aime et qui nous dévore.
Ma chère et bonne Marie, j’ai votre belle photo dans ma poche et elle me protège. Si je pouvais vous protéger contre les farces de l’âme, je serais bien heureux. Je vous embrasse,
Jean
33. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 20 février 1950.
Ma bien chère Marie,
Cette fois c’est moi qui vous gronde[64], car il me semble sentir dans votre lettre une sorte d’angoisse et de désordre qui sont indignes de votre beau visage organisé comme une fugue de Bach. Mes misères à moi ne sont rien. Elles résultent de la fatigue d’un travail spirituel et manuel où le cœur dirige tout. J’avais une oreille malade, ce qui me gênait pour enregistrer mes textes, car ma voix résonnait à l’intérieur. Mes chats et mon chien avaient la même chose par sympathie sans doute. On nous a soignés ensemble (sic). Ce matin, il n’y paraît plus et j’écoute des disques de Mozart et l’admirable concerto en la bémol de Bach/Vivaldi que je vais mettre sur les images des Enfants Terribles. Hier matin j’ai vu la première copie d’Orphée. Je pense que ce film est digne de vous et de votre amitié. Il est fort peu un film et beaucoup de moi-même, c’est-à-dire une projection des choses qui m’importent. Il me tarde de vous le faire voir. Ici, notre neige est un étrange soleil d’avril et une température charmante qui se trompe et trompe la nature. Les arbres bourgeonnent. J’aimerais paresser. Hélas, je dois écrire un article très difficile. Je l’écrirai comme la suite de cette lettre et sans doute cela facilitera-t-il ma tâche.
Soyez forte[65] et c’est ainsi que vous tenez la forme.
Tendresses,
Jean
34. Lettre datée du dimanche 26 février 1950.
Ma bien chère Marie,
J’ai passé un jour de paresserie [sic] à ne pas faire mes pensums, à ne pas répondre à mes lettres, à jouer avec le dictaphone qu’on venait de m’envoyer de New York, à enregistrer des musiques, des voix, des rires et le ronron de mes chats. Ce que je vous reproche, ce n’est pas de vous plaindre, c’est ce qui motive ces plaintes. Vous devez vivre conformément à votre visage qui n’est pas d’une personne apte à se plaindre mais à vivre avec courage au milieu d’une énigme. J’ai oublié de vous dire que ce matin, j’apprenais l’anglais en relisant à travers vous, Renaud et Armide[66], syllabe par syllabe. Méfiez-vous d’une chose. Les vers de cette pièce ont l’air de couler, seulement ils ne coulent pas. Je m’arrange afin que la pâte durcisse vite et forme une suite de blocs. Il faut que vous trouviez l’équivalent de « Le cheval du malheur vers les bords que je crains ». Il me semble que « grey sea » ne remplace pas l’image sombre et forte. Je vous sais capable de n’importe quel prodige, c’est pourquoi je vous conseille de reprendre par fragments et de durcir les strophes. J’enregistre la musique du concerto de Bach samedi matin. Je l’écouterai auprès de vous. Êtes-vous sûre que les disques Bach/Vivaldi ne se trouvent pas à Londres. Cela m’étonnerait. Sinon, achetez ce qui ne se trouve qu’à Londres : les trompettes de Purcell[67]. Et si possible, tâchez de me faire l’envoi de ce disque. On me l’avait rapporté de Londres pour la représentation des Chevaliers. C’étaient les fanfares qui annonçaient Blancharmure. Ces fanfares sont sublimes et célestes.
J’ai tant de travail que ma tête tourne. Chaque soir, je décide de bien dormir et de prendre mon calme. J’y arrive, bien que les films se déroulent dans la nuit, et que je compte, décompte, recompte et coule jusqu’au sommeil qui me montre un autre film.
Chère Marie, je vous quitte pour ce germe de sommeil et vous embrasse,
Jean
35. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 5 mars 1950].
Ma bien chère Marie,
Je suis venu à Milly avec mes deux interprètes des Enfants Terribles, véritables enfants terribles qui remplissent la maison du vacarme des disques qu’ils viennent d’acheter. Votre dame D que je ne connais pas doit être une de ces étranges concierges qui colportent les fausses nouvelles et qui salissent la France[68]. Jean Marais est une sorte d’archange tout en or massif et d’âme si belle que les potins ne peuvent traverser sa cuirasse. En ce qui concerne Josette Day, c’est une jeune femme adorable et parfaitement bien élevée, incapable de quoi que ce soit de secret, d’indiscret, ni de mal. Elle m’adore et je le lui rends bien. Elle aurait pu m’en vouloir de ne pas jouer le rôle d’Eurydice, or au contraire, elle m’a hier envoyé de Cannes où elle venait de voir le film un télégramme de tendresse qui la représente tout entière. Je plains votre dame et je lui en veux de vous avoir dérangée une minute et terni votre miroir. Orphée ne passera sans doute qu’en septembre. Les E(nfants) T(erribles) sont dans une tornade. J’ai enregistré ce matin le concerto Bach/Vivaldi. J’étais seul dans la salle Gaveau comme Louis II de Bavière, et je partageais avec vous des ondes bienfaisantes. Nous devons livrer le film aux fauves le 17 et chacun s’efforce dans son domaine de rendre possible l’impossible. Voilà. Mardi dernier une voiture qui tournait rue Saint-Didier à toute vitesse m’a pris en écharpe, comme je descendais d’une voiture américaine très large. J’ai été projeté comme Cégeste dans Orphée. Voilà l’art qui se mêle à la vie. J’ai boité trois jours et maintenant je ne boite plus[69]. Les choses vont à merveille. Je vous embrasse de tout cœur et je ne vous gronderai plus parce que vos angoisses sont un autre calme digne de vous.
Jean
36. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 12 mars 1950.
Dear Mary,
La suite a l’air très belle et je me partage entre cette suite et les pages de lettres qui l’accompagnent. Demain matin à 9 heures, je serai au mélange, un mélange de Bach et des paroles dites par les gosses des Enfants Terribles. Encore un travail auquel vous assisterez invisible et visible avec votre visage si grave et si noble. Le soir je montre Orphée à une salle d’amis, vous y serez encore et je connais votre réaction. Je n’ai rien à apprendre des mouvements de votre âme, sinon qu’elle a encore des reflux de vieilles inquiétudes. Mais si vous me gardez, je vous garde[70] et je vous envoie des ondes qui ne partent pas par la poste.
Votre jardin botanique va devenir bien beau. Les sèves circulent et se préparent à l’exploit. Le jardin a cet air sournois d’une personne qui médite son discours. J’espère, après la fin du travail, passer quelques jours avec chien et chats. Je travaille « par machine » comme dit Madame de Lafayette. Merci pour les trompettes que j’attends avec impatience. Rien n’est plus sublime.
Je vous embrasse,
Jean
37. Lettre datée du « jeudi » 16 mars 1950.
Ma bien chère amie,
J’ai la chance de pouvoir passer quatre jours à Milly, ce qui ne m’arrivait pas pendant les films. J’ai vu mes enfants monter « au ciel des légendes » accompagnés par la magnificence de Vivaldi et je me repose. Lundi, c’était très bien, mais les personnes en amènent d’autres et la petite salle était trop pleine. Naturellement votre place restait libre et occupée partout. De nombreux spectateurs ont senti qu’il se passait quelque chose d’autre que du cinématographe. Vous connaissez le reste. Ceux qui croient voir « le meilleur film de l’année » ou une de ces sottises habituelles. Dans l’ensemble, salle grave, stupéfaite et frappée. Ce que je ne pouvais espérer de mieux. Je sais maintenant tout ce que vous direz du film, c’est la preuve d’une douce entente et d’un fil de la Vierge fort robuste entre Édimbourg et Paris.
Les fleurs sont les mêmes chez nous, les rosiers commencent à revivre. Les oiseaux les encouragent. Bref, un délice après les salles de montage et le vacarme du Moritone (l’appareil qui nous montre en minuscule le film à l’endroit et à l’envers[71]). De quoi voulez-vous que je vous gronde, grand Dieu ? Naturellement le calme dont je parle n’est pas le calme, et il est rare que notre vocabulaire corresponde à celui des gens. Un calme de tempête, voilà ce que je nomme le calme. Le calme des gens est du gâtisme où ils se détendent après n’avoir pas été tendus.
Je juge mal le récit d’Armide que vous jugez mauvais. Il m’est difficile de faire la part du mou et des angles en anglais, mais il faut prendre garde, car le style de la tragédie risque de tourner au mou, s’il n’y a pas surveillance perpétuelle des fils que je tâche de tendre de bout en bout[72]. Ne vous encombrez pas d’un paquet avec les trompettes. Envoyez-les quand vous irez à Londres. Je les ai si bien dans l’oreille que ce n’est que la joie de les mettre dans les oreilles qui ne les connaissent pas encore. Votre lettre est arrivée, par miracle, avec moi, quelques minutes après mon débarquement au milieu des chats.
J’ai très envie de vous mettre en rapport avec la firme pour les sous-titres d’Orphée[73]. Vous seule saurez trouver les phrases indispensables. Et, par ce truc, vous verrez tout de suite la copie de Londres. J’écris donc par le même courrier à Émile Doulon afin qu’il se mette en rapport avec vous. La gymnastique de ce travail consiste à traduire tout en n’excédant pas un certain nombre de lettres. La traductrice allemande s’en est bien tirée, alors vous ce sera merveilleux puisque ce texte, vous le portez en vous depuis votre naissance.
À dimanche, je vous embrasse,
Jean
38. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 27 mars 1950.
Ma chère Mary,
Voilà que le jardin fait un effort extraordinaire pour sortir de ses bois et montrer sa sève de toutes les façons. En feuilles et en fleurs. Il travaille partout au sol et aux branches. Je devine que votre jardin botanique doit s’exalter et répondre fort mal aux vertus de réserve que vous prêtez à Édimbourg. J’ai passé quatre jours à paresser, sauf hier où j’ai changé la fin des Enfants Terribles par téléphone. Le livre était trop exactement suivi et, à l’écran, Paul mourait deux fois avec un recul d’appareil sur la chambre chinoise que faisait une sorte de fin. J’ai serré les images et supprimé mon texte. À cette minute, l’auteur ne doit intervenir que par l’entremise des actes de ses héros. L’affiche d’Orphée sera très belle : les figures des vedettes se trouvent prises dans la grande main de marbre de Rodin. Sur la base, qui représente (à cette taille) une roche abrupte, est étendu Cégeste, renversé par les motocyclistes. C’est un montage photographique d’un vrai lyrisme[74]. Jeudi, je vais à Zürich présenter le film. Je n’ai pas grand espoir dans un public de Suisses allemands, mais quelques paroles peuvent préparer ce public et le mettre en garde contre l’inattention dangereuse qu’on accorde aux films.
Merci pour Londres et le voyage aux sous-titres. C’est une méthode où les lettres se comptent, un casse-tête, un puzzle qui vous agacera, mais qui sans vous tournerait à la catastrophe. On a essayé ce que vous dites : l’allusion qui remplace les dialogues. Ce système ne donne rien dans les salles et éloigne le public de l’action au lieu de le mettre dans le bain. Vous jugerez vous-même après votre contact avec les spécialistes. L’essentiel est que vous vissiez le film avant les autres et que vous le considériez comme un message à votre adresse.
Les chats sont à Paris, à l’exposition féline. Ils reviennent demain. Les tortues étaient mortes, mais voilà qu’un brésilien m’annonce que ce n’est pas la mort, que c’est la période de sommeil. Il arrive qu’elles restent six mois sur le dos à faire la planche.
Je vous raconte les petites histoires de Milly parce que les « grandes » histoires parisiennes m’assomment et que je tâche toujours d’y opposer l’œil myope et la sourde oreille. J’empile les textes de notre Renaud [et Armide] que je corrigerai ensuite d’après vos corrections. La poésie est un fleuve assez majestueux pour ne point se soucier d’un but. Tout notre travail se jettera dans la mer au moment où nous nous y attendrons le moins. Le principal est que le fleuve coule et roule.
Chère Mary, je vous embrasse,
Jean
39. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 2 avril 1950.
Ma très chère Marie,
Nous venons de Zurich où j’ai présenté Orphée dans une atmosphère très curieuse et assez chaude (enthousiasme ou stupeur). Les Enfants Terribles passent à Paris dans le même style, insultés par les critiques totalement incultes. Tout cela compose de la fatigue, mais les arbres fleurissent, les chats engraissent et le monde tourne accompagné de soucoupes volantes.
J’ai ouvert avidement vos enveloppes, croyant qu’on vous avait montré le film et ne me tenant pas de savoir s’il vous avait ému[75].
Je rentre demain à Paris et dois me mettre au travail de Phèdre à l’opéra. Je ne rêve plus que d’être loin de ces choses qu’on jette au public et que jugent les juges. Je compte me sauver dans le Midi fin avril.
Je n’ai pas encore les trompettes.
Je vous embrasse,
Jean
40. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le jour de « Pâques », le 9 avril 1950.
Ma très chère Mary,
Vous avez dû sentir que j’étais installé près de vous pendant le film et que ce film n’était pas un film mais du sang qui coule, ce sang blanc de l’âme, ce semblant de l’âme, et que les artistes étaient devenus lettres, syllabes, mots, points et virgules. Peu importe qu’on comprenne ou ne comprenne pas. Il importe d’employer cette arme du cinématographe comme une encre rouge et d’atteindre loin ceux qui doivent être atteints. Nous avons l’exemple des Enfants Terribles que la presse assassine, que les publics adorent ou détestent jusqu’à se disputer dans la salle et à la sortie. Rien ne me dégoûte comme ces salles pleines de mangeurs de glaces qui entrent et sortent comme si c’était un lavabo. Même les gens qui ont vu Orphée sans comprendre en gardent une empreinte et y pensent. C’est le principal[76].
Les arbres explosent l’un après l’autre. Devant ma fenêtre, j’ai le bouquet de noces du cerisier blanc. Il fait un vent de soleil et ma bronchite continue. Je tousse et j’aimerais aller dans le Midi.
Le mieux serait, dès votre arrivée en France, de donner un coup de téléphone à Richelieu 55.72, sinon au 28 à Milly, Seine-et-Oise[77]. À la minute, nous arrangerons notre rencontre. Tout dépend de l’Opéra. Si l’Opéra me laisse tranquille[78], j’irai à la campagne. Si l’Opéra exige ma présence, je resterai à Paris. Je le saurai dans deux ou trois jours. Je viens d’écrire à Lifar que je refusais de rester dans le vague. Aurez-vous un véhicule, ou devrai-je envisager un véhicule ? C’est très simple, télégraphiez-le-moi.
Je suppose que nous aurons tant à nous dire que nous nous tairons et j’aurai les larmes aux yeux.
Votre
Jean
41. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt et datée de « ce dimanche » 23 avril 1950.
Ma très chère Mary,
Les trompettes de Purcell, enfin arrivées, accompagnent votre visite qui ne bougera plus et restera présente en vertu de ce que K.[79] nous enseigne. Son livre que m’a donné Francine vous enveloppe de cet or translucide au travers duquel vous avez vu le rideau et qui habite au fond du corridor de mes yeux de votre rêve.
Vous avez enchanté, dans le sens propre du terme, Francine et Cégeste. Cégeste n’est plus triste des ignobles attaques de nos journalistes. Il regarde au travers et y puise des forces. Voilà le travail de votre douceur en pointe. Moi, je vous ai bien regardée, bien apprise par cœur. Vous rayonnez de mille forces secrètes et parfois même, il vous arrive d’en rougir. Ne vous étonnez pas d’une certaine désinvolture que j’ai prise à votre adresse. Je tenais à vous traiter, dès la première minute, comme une vieille connaissance, dirais-je de toujours et d’avant toujours.
J’aurais voulu vous mettre en contact avec Jean Marais et d’autres belles âmes qui me protègent. Hélas, la visite était trop courte et il le fallait puisque le temps n’existe pas.
Je vous embrasse et les chats vous ronronnent et Martin vous fait le beau.
Jean
[P.S. :] Noëlle est une très bonne mère et ne quitte plus ses petits tigres.
42. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 1er mai 1950.
Milly, fleurs et chats en amour
Chère Marie,
C’est un muguet de Milly que je vous donne par les ondes du cœur. Dans cinq minutes, je pars. Ce sont mes premières vacances depuis deux ans. Que dis-je ? quatre ans. Il y a du soleil et votre sourire qui nous accompagne, Cégeste et moi. Je serai chez Francine après-demain. Écrivez 36 rue de Montpensier. Je n’ai pas encore son adresse exacte. Je vous l’enverrai de suite. Cachez-la dans le médaillon.
Je vous embrasse,
Jean
43. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le [15] mai 1950.
Ma très bonne Marie,
Excusez mon silence[80], il venait du choc un peu vif entre ma vie de travail et cette vie d’oisiveté que me donne la maison de Francine. Je baigne dans la paresse et les fleurs. Mais comme je ne peux pas rester tranquille et que mes mains ne savent pas pendre, j’ai décoré tous les murs les uns après les autres, aidé par un vieil italien de la côte, habile au travail de la fresque[81]. Naturellement on parle de vous et vous transporte en voyage avec les valises. Doudou est devenu un peu rouge, il nage et regarde sous la mer avec des lunettes, moi je me trempe et me sèche au soleil. Hélas le soleil ne m’aime plus, après une promenade en vedette, j’ai brûlé mes yeux et mon front. Il en résultait une reprise des maux de La Belle et la Bête, mais je me soigne et le calme se réorganise dans ma pauvre vieille peau. Les deux petits chats de Noëlle sont morts. C’était une mère trop indifférente et qui se regarde trop dans les glaces. Les autres chats et Martin vous lèchent les mains que j’embrasse en souhaitant vite de vos excellentes nouvelles. Je devais aller à Londres pour la présentation d’Orphée[82]. Seulement j’estime qu’une œuvre doit se présenter seule, même surtout lorsqu’elle résume l’individu. Merci pour les Chevaliers. Merci pour tout.
Jean
44. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 22 mai 1950.
Ma très chère Marie,
Je vous parle de la bonne maison de Francine où je me gave de poissons et de sommeil au milieu des fleurs. J’ai déjà décoré tous les murs. Sauf en ce qui vous concerne, je coupe le fil qui me rattache à ce monde de tohu-bohu que je déteste. Jean Marais et Auric me représenteront à Londres[83]. Francine vous a écrit le premier jour, où vogue cette lettre. Cégeste devient Peau Rouge en silence[84], mais vous embrasse. Voilà les nouvelles d’une île déserte où il n’y en a pas. Vous y êtes des nôtres.
Tout cœur,
Jean
45. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 26 mai 1950
Ma bonne Mary,
Ma paresse est celle du Paradis terrestre d’où il faut que l’on vous chasse. Tous les soirs, les grenouilles répètent votre nom : Hoeck ! Hoeck ! Hoeck ! et nous voilà, Francine, Cégeste et moi en train de parler de vous[85].
J’ai reçu Les Chevaliers[86] et je le touche avec mes mains avant d’apprendre l’anglais par son entremise.
Ne vous étonnez pas de ne point me voir aborder les grands problèmes du cœur dans mes lettres. Vous connaissez mon genre de pudeur et que j’aime que les choses aient l’air d’être simples et ancestrales.
Je vous embrasse papillon (avec les cils),
Jean
[P.S. :] Je vous embrasse, chère Mary, très affectueusement, Francine.
Chère Marie, je vous embrasse de tout mon cœur et je pense bien à vous tendrement, votre Cégeste, Doudou.
46. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le [30] mai 1950.
Ma chère Mary,
Je viens de recevoir la suite d’Armide et je m’excuse pour l’orthographe de votre adresse. C’est ainsi que je sème des fautes dans les noms de mes livres. Cégeste est couleur d’Hindou. Jeannot Marais vient d’arriver et vous devinez que je suis bien heureux qu’il se repose. Ce matin, Colette déjeunait avec nous, grâce aux prodiges de Francine qui avait mis voitures et maison à l’envers afin qu’elle ne gravisse aucune marche et qu’on puisse la rouler partout dans sa petite charrette[87]. J’ai terminé les murs couverts d’immenses dessins mythologiques. Je travaille au livre sur Jean Marais[88]. Je laisse poèmes, théâtre et films à la porte. J’attendrai qu’ils la forcent ou passent par-dessous.
Les fleurs se flétrissent, d’autres choses poussent, très belles et très joyeuses. J’irai à Paris le 6 pour le travail de Phèdre à l’Opéra. Le 13 ou le 14 je rejoindrai Jeannot à Rome avec Francine et Cégeste.
Vous nous suivez en toutes circonstances.
Jean
47. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 5 juin 1950].
Dear Mary,
Nous partons ce soir pour Paris et revenons à Santo Sospir le 14. Je dois suivre les décors et costumes de l’Opéra. Ici, on se baigne et on hésite entre le soleil et les orages. Sans doute irons-nous à Florence et Venise après le 14[89]. Cela dépendra de Francine et de Jeannot qui nous précède.
Je vous écrirai de ma ville ou de Milly si mon travail me permet de m’y rendre.
Tendresses,
Jean
[P.S. : ] Tout le monde vous envoie des signes du cœur.
48. Lettre datée du 12 juin 1950.
Oui, Dear Mary, me voilà dans cette pièce que vous connaissez, ouverte sur les oiseaux et les arbres. J’y reste jusqu’à demain et je rentre travailler à ce Phèdre où je me limite à une entreprise de décors et de costumes. Serge Lifar bâcle les choses, et du reste, n’ayant ni religion de son métier, ni science véritable, il ne peut que danser fort loin des volcans et des cordes raides.
Mais l’ensemble du spectacle est noble et dur. J’évite le soir du 14, le monde et son désordre. Je serai à Santo Sospir parmi les fleurs de Francine et votre beau murmure qui m’enveloppe. Cégeste y retourne avec moi et peut-être y retrouverai-je Jean Marais s’il n’est pas à Rome.
Je vous embrasse,
Jean
49. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 18 juin 1950].
Ma bien chère Mary,
Vous ririez de me voit mettre la maison de Francine sens dessus dessous, peindre les murs, changer les meubles de place et jouer aux boules pendant les entractes.
On a donné Phèdre avec un énorme succès (paraît-il). Je m’étais sauvé le jour de la première. Le spectacle est noble grâce à Tamara Toumanova et à quelques équilibres de couleurs et de formes.
Ici, on se demande si on mérite d’être soigné, dorloté, gavé de la sorte. Francine absente, il semble que son fantôme continue à jouer son rôle du cœur et à organiser ce Santo Sospir pour que rien ne nous manque.
Cégeste plonge, dort et peint des toiles ravissantes. Jean Marais doit me rejoindre en revenant de Rome. J’écris le livre sur lui, et je médite une pièce très différente dont vous serez (si j’arrive à la faire) la seule traductrice[90].
On vous aime et on vous embrasse,
Jean
50. Lettre datée du lundi 26 juin 1950.
Chère Mary,
Je peins les murs et les cheminées. Hier nous avons été passer la journée avec Picasso à Vallauris. Il est devenu le roi des chiffonniers. Il fouille les poubelles et il ramène des objets innombrables qu’il nomme et dont il fait des merveilles. Je joue aux boules avec Cégeste, Jeannot, Francine ; on se baigne. Bref, votre pensée règne sur nous et organise une sorte de jardin d’Armide. Demain je m’envole vers la Hollande[91]. J’y reste 2 jours et je rentre dans l’île déserte au milieu des fleurs et des grenouilles.
Tendresses,
Jean
51. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 5 juillet 1950].
Très chère Mary,
Un anniversaire de plus. L’âge avance et j’aime l’âge. D’acteur il nous fait spectateur et le spectacle de chaque minute vaut la peine, au lieu que la jeunesse nous pousse à nous mêler à l’un d’eux et à nous distraire des autres. Je n’ai pas l’adresse de Stephen S[92]. mais il organise des choses pour l’O.N.U. et par là, vous la trouverez. Vous auriez pu voir son portrait à Milly. Je l’avais dessiné à l’un de ses premiers passages. Je m’acharne sur les murs de Francine. Ce matin, j’ai terminé les Dioscures. Ils dorment dans le couloir qui mène à nos chambres et leurs angles sont reliés par des points de constellation. Il est triste que l’homme s’obstine à vouloir démolir les murs qu’on orne et qu’une jeunesse parte pour la Corée[93] au lieu de vivre pour la noblesse du monde. Cégeste lit des livres sur le Tibet[94] et ne songe qu’à cette lumière de l’âme qui est une ombre pensive. On devrait émigrer dans ces neiges. Il est vrai qu’on le peut chez soi.
Jean Marais nous quitte ce matin. Il peignait une très belle toile de la mer et des fleurs de Santo Sospir. Il rentre à Milly et de Milly à Paris où il tourne.
Ivy et Barnes[95] sont admirables. Le portrait de la tendresse réciproque et enfermée en elle-même. Recevez-vous nos ondes et nos lettres ? Il doit s’en perdre (pas les ondes). Je me méfierais plutôt de la poste. Et soignez-vous. Écoutez Laelia. Elle a raison. Vous avez l’âge qui règne autour de l’ourse et de son fils. Le seul âge qui compte, le nôtre. Travaillez, dormez, rêvez, circulez entre votre chambre et nos chambres.
Je vous embrasse, Francine et Cégeste se joignent à moi.
Jean
52. Lettre datée du 22 juillet 1950.
Très chère Mary,
Sommes rentrés hier[96] d’une traite (Florence-Santo Sospir). Voyage agréable sauf qu’il faisait une chaleur de four, à cuire les bronzes de Cellini. Ajoutez à la chaleur le vacarme (la pétarade des pétrolettes, petits appareils que possèdent tous les Italiens et dont ils abusent). J’ai montré à Francine et à Cégeste les quelques objets surnaturels qui se tiennent plus haut que la fatigue : le Persée de Cellini, la Résurrection du Christ de Piero de la Francesca, la Profanation de l’hostie de Uccello, la grotte et la table du palais Pitti et l’étonnante maison de Bertie Landsberg[97], à Malcontenta, maison mère du Palladio.
Bref, nous revenons chargés de noblesse et de sombreros neufs. L’architecture italienne moderne est une honte. L’annexe du Danieli déshonore Venise. Rien à faire contre l’argent. À Urbino, je me suis promené avec vous dans les rues qui n’ont pas changé depuis les grandes époques du duc Frédéric. Il y a des messieurs en chemise sortie du pantalon et des dames en pyjama qui entrent chez Michel-Ange comme chez eux. Par contre la familiarité du peuple avec les statues est émouvante. Les dames y accrochent leur sac et se couchent sur les jambes des faunes.
Francine et Doudou se reposent. Ils vous embrassent. Je vous écrirai plus longuement demain. Merci pour la fin d’Armide. Je vais réunir le tout et me relire à travers vos prismes.
Tendresses,
Jean
53. Lettre datée du 1er août 1950.
Ma très chère Mary,
J’ai retrouvé mes murs et mes échelles de Santo Sospir. Un peu honteux après avoir vu les merveilleux murs d’Italie. Ce qui me console c’est que rien ne reste à la longue. Cégeste est allé voir sa famille dans l’Est. Francine se donne beaucoup de mal auprès de sa gardienne, très malade. Moi, je tâche de diminuer les distances entre mon rêve et la réalité. Ce que je voudrais faire et ce que je fais. Mais la distance demeure astronomique.
Le soir, je regarde la lune au télescope et cela donne une leçon de calme. Elle a vécu. Elle est morte. Le soleil va vivre et nous mourrons. Seule l’âme existe.
Je vous embrasse toutes deux,
Jean
54. Lettre datée du 3 août 1950.
Dear Mary,
Je vous écris au milieu d’une tempête de mistral. Au loin, les forêts brûlent et font, hélas, le seul nuage du ciel chauffé à blanc. Les arbres et les plantes deviennent fous. Moi, je continue à gratter et peindre les murs selon la méthode de Michelet qui écrivait en Bretagne dans une tour flagellée par la tempête. Il disait que le temps qu’il fait n’a rien à voir avec notre temps intérieur. Francine, qui est une petite harpe, tâche de se boucher les oreilles et de dormir dans sa chambre. Elle rêve. Cégeste est toujours dans son Est. Je n’arrive pas à m’asseoir à une table et à prendre le livre que je dois écrire par les cornes[98]. Voilà plusieurs semaines que je paresse. C’est sans doute que je m’efforce de terminer les fresques de la maison. Les fautes que je ne voyais pas sortent comme des lézards et je recommence à gravir les échelles. Je vous envie de traduire Phèdre[99]. Drôle de musique qui a l’air noble et qui est dure avec des pointes et des jets de flamme partout. Bon courage. En ce qui concerne Orphée je suis enchanté qu’il trouve son public et qu’il n’en déborde pas. Le cinématographe finira par être pareil aux livres, à ceux qui choisissent et qui veulent lire. Je suppose qu’il me faudra quitter l’île déserte et rentrer en septembre. Je resterai à Milly. J’irai en ville pour mes courses. J’ai vu à Villefranche un monsieur qui va fabriquer en Angleterre une motocyclette minuscule à l’adresse des dames qui habitent les environs. Irez-vous aux alentours d’Édimbourg en motocyclette[100] ? L’Italie est en proie à ces engins étranges.
Je vous embrasse,
Jean
55. Lettre datée du 17 août 1950.
Très chère Marie,
Nous avons eu la visite de Lulu Watier[101], mon agent, et entre la voile, la pêche et les boules, je n’ai pas trouvé le temps de vous écrire. Sur notre côte, le temps n’est pas fameux, un vague orage se promène entre Antibes et Monte Carlo. Fête gréco-romaine à Nice (sic). La nuit, déclare Nice-Matin, s’est déroulée sans une faute de mauvais goût (re-sic). On vole les bijoux des dames pendant les dîners et les bijoux volent à leur tour sous forme de feux d’artifice. Demain, la maison rentre dans le calme et je m’installe à ma table pour terminer mon livre.
Le tremblement de terre autour du Tibet m’a beaucoup frappé. J’aimerais que le Tibet employât tous les moyens les plus mystérieux pour se défendre. Dans une quinzaine je retourne à Milly. J’y observerai la folie humaine. Resterait-il deux hommes au monde qu’ils se battraient, l’un tuerait l’autre et se suiciderait d’ennui dans la suite. Le prince de Polignac disait : « Au fond, je n’aime pas les autres. » C’est hélas la devise du monde. Triste, triste. Qui peut vaincre ? Et où, et quoi ?
Je vous embrasse, Francine et Cégeste se joignent à moi.
Jean
56. Lettre datée du 24 août 1950[102].
Ma chère Mary,
Je vous écris une lettre courte parce que je suis enfermé dans le livre sur Jean Marais et que je dérape dès que je m’occupe d’autre chose. Mais je résiste mal à vous répondre. Cet Édimbourg me fait penser à certaines de mes lectures d’enfance, Quentin Durward[103]. Cela m’effrayait et m’emmenait dans la lune. Chez nous (sur la côte) ce n’est pas le même genre. À Cannes, hommes, femmes, voitures, chiens font le trottoir. Des escrocs gagnent les prix de yachting et on cambriole les dames qui donnent des fêtes. Santo Sospir reste à l’écart. Les journalistes commencent à traverser nos lignes. La Corée est bien triste. Toute cette jeunesse meurt pour les buts des plus vagues et d’ordre industriel.
On se baigne et on travaille, et on parle de vous.
Tendresses du fond du cœur,
Jean
[P.S. :] Ne m’oubliez jamais auprès de votre compagne.
57. Lettre datée du 9 septembre 1950.
Dear Mary,
Nous voilà revenus de Venise par Rome. Tout cela en un jour ce qui embrouille l’âme. Le festival était le comble de la sottise, mais Orphée a remporté un grand succès public[104]. Le parti démocrate catholique, oubliant que c’est un mythe grec, estime que j’insulte le dogme[105]. Plus je vais, plus j’aime ceux que j’aime et plus je me serre contre eux sur notre radeau. Francine et Doudou ont été superbes. Ils ont suivi mes épouvantables démarches en avion, moto, scooter et gondole. Ils vous embrassent, moi aussi comme de juste. Heureux de vous sentir plus libre et dans cette ligne morale qui n’a rien à voir avec les codes. Nous rentrons tous à Paris le 15 ou le 20. C’est une tristesse de quitter cette île déserte, le soleil et la mer (le bain lustral d’Oreste).
Votre
Jean
58. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le dimanche 23 septembre 1950[106].
Ma bien chère Mary,
Ne vous inquiétez pas de mon silence[107]. Il vient du tohu-bohu des bagages et des routes. Nous avions une voiture pleine de ce que j’avais accumulé sans m’en rendre compte à Santo Sospir. Me voilà de nouveau dans ma maison que j’arrange pour en faire un poste fixe. Je croyais y vivre tranquille mais le film [Orphée] m’envoie à Stockholm et à Berlin. Le 29 j’ai à saluer l’ouverture du Colisée neuf à Paris et une salle de critiques, ce qui n’est pas drôle. Partout les recettes d’Orphée sont excellentes ce qui dément le pronostic du monde du cinéma : « Beau film non commercial. » Reste Paris, vile grincheuse et d’esprit de contradiction[108].
Vos lettres forment le havre[109], le point fixe de mes allées et venues[110]. Je les vois au bord des plages où mon bateau arrive et elles ont un message amical chez les sauvages. Pendant que je vous écris, la radio donne la musique des Enfants Terribles, c’est-à-dire le Bach-Vivaldi. Ce qui supprime encore nos distances. Francine est à Angevillers avec sa fille. Doudou est parti la chercher pour déjeuner avec nous. Ce matin, j’ai rangé toutes vos lettres et les textes.
Je vous embrasse,
Jean
59. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt, accompagnée d’un dessin représentant un arlequin et datée du 31 [sic] septembre 1950[111].
Ma très chère Mary,
Nous avons retrouvé Xéres, c’est-à-dire qu’il est revenu comme une fleur après quelque vagabondage[112]. Voici un petit arlequin pour égayer vos brumes[113]. Il pleut mais j’aime assez qu’il pleuve sur le jardin. On s’enferme et on dessine, on flâne, on gagne sa détente à la sueur de son front. Je viens de corriger les épreuves du découpage d’Orphée qui va paraître[114]. On annonce que samedi et dimanche les salles étaient pleines. Puisque ce rythme dure c’est la seule preuve de valeur aux yeux du monde qui nous dirige. Demain, Francine déjeune, on parlera de vous.
Cégeste vous embrasse. Il peint. Ses progrès sont extraordinaires. Il va devenir un peintre. On aura tout vu. Vive l’individualisme !
Tendresses,
Jean
60. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 7 octobre 1950.
Ma très chère Marie,
En attendant cette Allemagne où il fait si froid, je me calfeutre à Milly. J’essaie en vain de soigner mon rhume qui me rend gâteux[115]. Je corrige le livre sur Jean Marais et j’écoute Mozart et Bach. Voilà le programme. C’est toujours le même jusqu’à nouvel ordre. J’estime que le bonheur est dans une chambre où se réunissent les ondes de ceux qui vous aiment. Le reste ne me regarde pas. Le reste regarde le destin qui s’organise à sa manière et déteste que nous nous mêlions de ses rythmes. Il pleut sur les arbres, sur les dahlias, sur les nénuphars, sur les douves, sur les dalles, sur la maison, mais pas sur mon cœur qui déborde de votre tendresse.
Hier Cégeste a fait un très beau dessin de Francine. Le premier mot a été : « Mary l’aimera. »
Ces braves journalistes oublient qu’un film est analogue à un tirage de cinq cent mille exemplaires d’un poète. Il risque donc d’atteindre certaines âmes que les livres ne peuvent atteindre. Chère Marie, racontez-moi vos moindres aventures de l’année. Ce sont les seules aventures qui me touchent. La bombe atomique crainte par les civils qui se moquent des souffrances des soldats me laisse insensible, qu’on nous foute la paix.
Je vous embrasse,
Jean
61. * Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 17 octobre 1950.
Ma bien chère Mary,
Il y a une chose, une seule que vous refusez de comprendre en moi, c’est que je suis bête. Impossible de vous le cacher plus longtemps. Vous n’imaginez pas à quel point je comprends mal certaines choses dès que ma tête s’en charge au lieu de mon cœur. De quel droit vous donnerai-je des conseils, à vous qui possédez la tête et le cœur et dont la clairvoyance m’étonne[116] ? Naturellement, j’affirme que les ondes suffisent et remplacent les paroles, parce que cela m’arrange. J’arrive d’Allemagne (Berlin, Hambourg, Munich) – où les acclamations des salles d’Orphée étaient telles qu’on ne pouvait évacuer le public pour faire entrer celui qui se massait dehors et m’acclamait dans la rue[117]. J’ai dû parler allemand (très mal) et j’estime que tout cela était un remous d’ondes. Berlin est devenue une ville étonnante, une sorte de Shanghai peinte par Hubert Robert. L’intensité de vie de l’Allemagne actuelle dépasse tout ce qu’on peut imaginer. À notre époque les vaincus sont les vainqueurs. Chacun les soigne et les aide. On laisse les vainqueurs seuls avec les ruines de leur victoire. J’ai promené ma bronchite. Elle a l’air fort contente de vivre et ne me lâche pas. Cégeste (qui a eu un triomphe personnel), les chats, Martin et toute la maison vous embrassent,
Jean [étoile]
62. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 23 octobre 1950
Très chère Mary
L’Allemagne est peut-être bête, d’où son élan et son manque de réserves. On pense toujours beaucoup trop. Les salles allemandes pleuraient à Orphée et attendaient l’extrême fin pour hurler et trépigner[118]. Cégeste avait des triomphes comme s’il était Laurence Olivier. Cela réchauffe quand on arrive d’une ville latine et quasi morte. Nous vivions dans des massifs de fleurs bleues, blanches et rouges. On nous remerciait dans la rue, et c’est la rue qui entre en spectacle. L’ignoble élite n’existe plus dans le peuple qui se réveille d’un cauchemar. En fin de compte, les vaincus sont les vainqueurs, chacun les prend en charge.
On laisse votre pays vainqueur avec des ruines, et le nôtre, ni vainqueur ni vaincu, le derrière entre deux chaises.
Vous avez raison, chère Marie, on n’aime jamais assez, on ne fait jamais assez corps avec ce qu’on aime. Je vous embrasse, vous et les jardins,
Jean
63. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le dimanche [29] octobre 1950.
Très chère Mary,
La bronchite recule. Ne vous inquiétez pas[119]. Avant-hier j’ai vu le correspondant de Madame Watier à Londres. Il faudrait que vous ayez la gentillesse de faire signe à Eliot. Je désire qu’il voie vos traductions de mes poèmes. Lui seul peut se charger d’un livre[120]. Et il y a une affaire Chevaliers dont il a pris l’initiative qui, s’il décidait une autre traduction que la vôtre, l’obligerait non seulement à éditer la vôtre mais encore, si c’était impossible, à nous consoler par une édition très complète des poèmes[121]. Il est au courant de toute notre entente. À Paris je n’avais pas votre numéro de Queen’s Gate Terrace. Je vais lui écrire à Londres, mais vous gagnerez du temps en rencontrant Eliot le plus vite possible. Ici il y a un peu de soleil de dimanche et un peu de feu. Francine va venir déjeuner. Cégeste et moi l’attendons. Cégeste et elle écriront vos cartes. Je n’étais pas le seul malade. Tout le monde tousse, crache, éternue. Madeleine[122] soigne la siamoise rue de Montpensier. Et n’allez pas croire qu’on ne me soigne pas. Mais il est difficile de bien soigner un mal mystérieux, décidé à suivre sa courbe. Hier, j’ai enregistré des poèmes de Plain-Chant pour les disques de Noël, à Radio Luxembourg[123]. Vous les aurez. Je vous embrasse,
Jean
64. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 6 novembre 1950.
Ma très chère Mary,
Je serais très heureux de vous voir prendre contact avec Eliot, car il est apte à comprendre notre travail et à lui donner la place qu’il mérite. Ici l’automne travaille. Je m’effeuille. Et je lutte bêtement comme doivent lutter les arbres qui se dépouillent. J’ai décidé de ne « rien faire », de ne rien entreprendre avant d’avoir retrouvé l’équilibre et le beau vide indispensable à la création. Pouvez-vous me dire ce que vous pensez de Cocktail Party[124] ? Cela me rendrait service. Les succès anglais et américain m’intriguent.
L’aventure du Tibet me trouble. On n’y laissait entrer personne car on avait prédit que le Dalaï Lama mourrait par des étrangers pénétrant sur son territoire. Et voilà qu’il meurt en quelque sorte et que des étrangers accomplissent la prédiction[125]. Il est vrai que des forces de ce genre n’ont pas de lieu. Mais le Tibet était un monde inaccessible. On n’aime pas être toujours dérangé dans ses rêves (réveillé de ses rêves).
Si Eliot marche il faudrait publier les grands poèmes : « L’Incendie », [L’Ange] Heurtebise, [La] Crucifixion, Léone, Neiges, etc. Qu’en pensez-vous ?
Je vous embrasse,
Jean
65. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 12 novembre 1950.
Ma bien chère Mary,
J’ai fait un peu de silence parce que mes ennuis de l’époque Belle et Bête recommençaient et me marquaient la figure[126]. Certains jours cela s’arrange. Certains jours cela s’exalte. Je lutte avec les remèdes que m’a donné le dermatologue suisse. Comme personne ni aucun docteur ne sait d’où viennent ces rougeurs, il me faut vivre avec espoir et crainte. Mais je vous conjure de ne pas trop vous émouvoir et vous m’aiderez mille fois mieux par votre optimisme que par le pessimisme que risque de vous donner la sensibilité de votre tendresse.
Demain, je dois me rendre à Metz où je présenterai Orphée[127]. Je vous raconterai au retour si les choses se sont bien passées. Metz est un étrange public de petits boutiquiers et de colonels en retraite. Il y a aussi, par chance, des étudiants.
Je vous embrasse,
Jean
66. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 18 novembre 1950.
Ma très chère Mary,
Je suis certain que vous aimerez Eliot et qu’il vous comprendra. Parlez-lui à cœur ouvert comme vous m’écrivez[128]. Dites-vous bien que ce que vous prenez pour des lettres froides est à mes yeux le comble de la chaleur. Je n’aime que les chiffres du cœur. Plus je vais, plus je me félicite de la sottise, de l’incompréhension, du tohu-bohu modernes. Comme cela on sait à quoi s’en tenir (ce que cachait un certain savoir-vivre). Plus je me désincarne, plus je me détache des choses, plus je me rapproche des âmes, de la vôtre et de celles qui me devient. Je n’ai aucune amertume, aucun dégoût. Je regarde les gens se noyer avec de grands gestes lyriques. J’ai de longue date appris à faire la planche.
Je vous embrasse,
Jean
[P.S. :] Je verse Plain-chant et Léone au « trésor ».
67. * Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 20 novembre 1950.
Ma très chère Mary,
Vos lettres et les poèmes sont les feuilles vivantes qui arrivent à vaincre nos feuilles mortes.
Je me défeuille. Voilà l’automne humain (sic). Ma peau pèle. Et ce voyage de New York me fatigue par avance. Cette ville repousse les malades. Il me faudra crâner et faire semblant d’être d’attaque.
Soyez, je vous le répète, vous-même et nous-mêmes avec Eliot. Ne masquez rien. Il doit comprendre par votre attitude que vos traductions sortent de l’âme et n’ont rien à voir avec un travail intellectuel.
Tout le monde me harcèle pour que j’écrive une pièce. « Avez-vous une idée ? » Ils ne savent pas qu’il faut d’abord qu’une idée m’ait, c’est-à-dire qu’elle m’envahisse et me force à la mettre dehors. Ce n’est pas si simple.
Votre manteau m’enveloppe et me protège.
Jean [étoile]
68. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 28 novembre 1950].
Ma bien chère Mary,
Je devais vous écrire cette lettre dans l’avion de New York, mais, hier matin, le docteur a diagnostiqué une otite et m’a défendu d’entreprendre ce voyage (fort problématique à partir de Terre Neuve). Me voilà donc avec des gouttes dans l’oreille droite. Jeudi je retourne voir le docteur qui décidera si on opère ou non. J’ai encore un espoir parce que de la cire masque le mal et peut laisser une chance. Toute l’université de Columbia, le musée d’art moderne, etc. étaient sur pied. C’est un désastre. D’autre part nos amis trouvent que l’otite me sauve d’une route extrêmement dangereuse en novembre. Merci pour le livre des chats qui va faire les délices d’André Peyraud, président des amis des chats. Orphée doit donc se présenter seul à New York, et comme j’estime que les auteurs ne font qu’embrouiller les critiques, déjà vagues, je me dis qu’avec ou sans moi, le sort du film sera le même.
D’après les journaux, vous êtes dans le brouillard[129] cher aux résurrectionistes. Sortez vite de cette glu. Il est vrai que les journaux présentent un New York dévasté par la tempête[130] et les rapports téléphoniques le démentent. Ma chère Mary, je pense à vous dans la maison où ne vivent que les feux et les chats. Cégeste est à Paris. Je rentre demain avec Francine.
Mille tendresses,
Jean
69. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 2 décembre 1950.
Ma très chère Mary,
Je me hâte de vous écrire qu’on a pu éviter l’opération et qu’on me soigne par des huiles dans l’oreille. Cégeste vient de recevoir votre ange et il est très fier. Ce soir nous attendons Francine qui apporte une nouvelle chatte persane. C’est vous dire que vous serez de la fête. Le monde m’attriste plus par sa sottise que par son drame. Lundi ou mardi je saurai le résultat des guerres internationales qui se livrent dans mon organisme. Le médecin déchiffre le test de la cristallisation du sang. Une première étude me prouve que bien des choses marchent de travers et que je suis menacé de bombes atomiques.
Je vous raconterai les choses. Je vous embrasse. Martin aboie. C’est que nos amis arrivent.
Jean
70. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 10 décembre 1950.
Ma bien chère Mary,
Ne vous inquiétez pas[131]. La distance déforme et imite le temps où les choses qui s’éloignent grandissent et renversent les perspectives. Je souffre peu. Je travaille. On me soigne et on me dorlote. Si l’oreille exige une petite intervention, Francine me loge. Donc tout marche et les choses de l’âme ne sont pas atteintes. Avez-vous des nouvelles de T.S. Eliot[132] ? Est-il encore à New York ? Le monde me semble fou et peu apte à ce qu’on le soumette à l’épreuve du nombre d’or.
Ces quelques lignes afin de vous rassurer.
Je vous embrasse,
Jean
71. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le dimanche [17] décembre 1950[133].
Ma très chère Mary,
Voilà bien les embrouilles du destin. Le docteur qui devait m’opérer jeudi est tombé malade – ces choses arrivent aux docteurs. Comme j’avais tiré mon coup de chapeau, je suis resté chez Francine. Je passe le dimanche dans notre campagne très froide et sans doute les choses reprendront-elles leur cours normal demain. Le cours normal serait que le docteur puisse m’opérer demain et que je me réinstalle chez Francine en racontant à tout le monde que j’habite une clinique lointaine. Les soins indiqués par la cristallisation du sang (une belle étoile de givre vert pâle) ne commenceront qu’après la convalescence du petit choc opératoire. Voilà le programme des réjouissances, agrémenté d’un rhume.
Ne vous inquiétez pas. Seules comptent les maladies de l’âme et l’âme ne se porte bien que si la machine fonctionne. C’est [ce] dont je m’occupe avant d’envisager n’importe quel travail.
Je vous embrasse,
Jean
72. Lettre envoyée « entre Noël et Jour de l’an » [le 28 décembre 1950].
Ma très chère Mary,
Vous avez dû être surprise de mon silence. Mais outre que je ne devais pas écrire, il est préférable de ne pas entraîner ceux qu’on aime dans le pessimisme. Naturellement chez Francine, on me soigne comme un roi. Il n’en reste pas moins vrai qu’une chambre fait de nous un poste enregistreur de toutes les ondes néfastes et que notre pauvre élan de malade ne traverse pas les murs. Échange inégal et qui déprime[134]. Tout s’arrange. Il est probable que je regagnerai Milly samedi et que j’y resterai jusqu’à mon départ à Santo Sospir. J’ai besoin de mimosas et d’île déserte. Vous me direz que l’île déserte remplace la chambre, c’est égal, je verrai la mer et ce Villefranche où je regarde ma jeunesse en pleine figure. Francine, Jean Marais et moi avions décoré l’arbre de Noël, constellé d’étoiles blanches et de châtaignes de diamant. On lutte avec ce qu’on peut contre l’absurdité criminelle de cette terre qui semble, comme on dit dans notre peuple, avoir perdu la boule. Un journal est une insulte aux moindres choses qu’on admire et qu’on respecte. Mon seul refuge est cette amitié sainte et que le monde actuel menace. Je soupçonne cette menace d’être à la base de nos malaises et de notre tristesse.
Chère Marie, je vous embrasse. Francine et Cégeste se joignent à moi.
[Pas de signature]
73. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 5 janvier 1951[135].
Ma très chère Mary,
Votre lettre (où vous parlez d’Eliot) m’arrive en pleine famille. Francine a couché à la maison et Doudou peint la rue par la fenêtre. Moi, je dicte à Fraigneau un livre d’entretiens sur les films[136].
Naturellement comme vous êtes toujours opportune, la lettre m’arrive pendant le thé dont je vous verse une tasse. Pourquoi parlez-vous de « face à face[137] » ? Tout de certaines personnes est face à face, même le silence. Vous savez combien je déteste le sublime et les choses crues importantes. C’est en parlant des chats que toute âme s’exprime et dans les moindres gestes de la vie quotidienne. Dans le fait que je n’ai jamais eu de « correspondance » suivie avec personne au monde et que vous êtes la première avec laquelle cela m’arrive.
Votre phrase d’Eliot m’étonne[138]. Il peut beaucoup dans la publication des livres et des revues. Enfin, nous allons voir.
Je commence mes régimes le 10. Ensuite j’irai sans doute à Santo Sospir. J’ai vaguement l’idée d’une pièce. Le monde s’écroule depuis toujours et tourne.
Je vous embrasse. Nous vous embrassons tous,
Jean
74. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 13 janvier 1951.
Ma très chère Mary,
Je viens encore de traverser une crise de contre-choc (rougeurs au visage – vous me direz qu’il y a de quoi rougir étant donné l’époque) fort désagréable. Du coup je me suis mis à peindre[139] parce que la peinture absorbe l’âme et le corps ne sert plus à rien. Ne vous tourmentez pas[140]. Lorsqu’on a tort, au monde reste le reste – ce monde qu’on devine et qui coexiste – ce qui fait qu’on se rend vaguement compte qu’on baigne dedans mais qu’on n’en jouira pas après. D’où vos malaises – les nôtres. Admettre que rien ne se déroule dans le bon sens a fini par me donner une sorte de calme où la moindre chose précieuse m’étonne et m’émerveille. Matisse me disait : « On n’est pas compris, on est admis. » Le suis-je ? À peine. Sous forme d’habitude. Il en résulte que l’art n’est plus pour moi qu’un échange avec quelques personnes et une manière d’éliminer un éther qui retourne à l’éther (en laissant un peu de cendres).
Soyons sages et ne confondons pas sagesse et fatigue. Admettons que la terre est une drôle de boule et le temps un phénomène de perspective. Aimons-nous. C’est la seule chose sérieuse permise à l’homme.
Je vous embrasse toutes les deux,
Jean
75. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 25 janvier 1951.
Ma très chère Mary,
Savez-vous pourquoi je n’ai pas répondu à vos lettres depuis 3 semaines[141] ? Pourquoi j’ai l’air si paresseux ? Ce n’est pas la faute de la maladie, mais de la peinture. J’ai acheté des toiles, des tubes, des pinceaux et me voilà comme un somnambule qui se lève pour aller peindre. Le médecin disait aux dames américaines : « Peignez, exprimez-vous, détendez-vous » et les marchands de couleurs font fortune à New York. Ils n’ont pas tort en ce qui me concerne. Je ne me « sens plus » et je ne songe à aucun drame politique et je peins. Il semble que le mécanisme du peintre engendre le calme, une sorte de sommeil total des organes. Ils sortent par l’œil et vous laissent tranquilles.
Le 30, je m’embarque pour Santo Sospir où Francine part samedi. Jeannot continue sa tournée. Cégeste peint la rue de la fenêtre. Orphée se promène dans le vaste monde et remporte un succès fou en Autriche. Pourquoi tel pays est-il sensible à un film et pas tel autre ? Mystère…
Entre deux barbouillages, je corrige les épreuves du livre sur Jeannot. Avez-vous revu T.S. Eliot ? Les poèmes sont une langue secrète et se montrent difficilement. N’en ayez aucune crainte. Ils sortiront dès qu’ils le veulent.
Mille tendresses à vous deux.
Jean
76. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir et datée d’ « autour du 3 février 1951[142] ».
Très chère Mary,
Nous voilà chez Francine – au calme. Soleil le premier jour et pluie après (pour le Carnaval de Nice il pleut toujours). J’ai trouvé votre bonne lettre et Francine me raconte que vous pensez au théâtre et à la danse, ce qui nous intrigue et nous passionne beaucoup. Je commence un nouveau tableau. La peinture est une expérience que je n’avais pas encore faite et comme il est trop tard pour apprendre à peindre, je combine et équilibre dessin et peinture. Les problèmes à résoudre font que les journées passent en flèche. En venant nous avons failli, Cégeste et moi, rouler dans un ravin à cause du verglas et des nuages au-dessus de Lyon. Heureusement il y avait un arbre et seule la voiture a pris le choc. Le reste du voyage était merveilleux, avec cette Provence qui ressemble à la Grèce et les bourgades : platanes – fontaines – gens qui ont l’air oisif et qui travaillent.
J’ai fui la ville après quatorze émissions de radio en deux fois (7 et 7) de quatre heures à minuit. Je devenais de plus en plus stupide ce qui n’est pas de mise lorsqu’on vous interroge et qu’il faut répondre à l’improviste[143].
J’ai laissé Milly en ordre. Il a poussé dans le salon deux palmiers d’or[144], cadeau de Francine. Je ne songe qu’à éviter la fausse gloire que je déteste, cette conspiration du bruit plus grave que toutes les conspirations du silence. Spender est un drôle de type. Il est d’une « chose », je ne sais pas au juste laquelle – l’O.N.U. ? – qui cache je ne sais quel dogme.
Un jeune poète anglais auquel j’ai dit de vous rendre visite m’a parlé sévèrement de Cocktail Party[145]. Plus j’avance, plus je découvre que notre travail doit rester le plus secret possible et nous modifier dans le bon sens – c’est l’œuvre principale. Travaillez, chère Mary, pensez, aimez et dites-vous que nous vous aimons.
Innombrables tendresses pour deux,
Jean
77. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 10 février 1951.
Ma chère Mary,
Nous faisons la douche écossaise, soleil et pluie. Votre lettre a été lue par les peintres (sic)[146]. Francine peint. Doudou peint. Je peins. Voilà notre existence. Les mimosas sont superbes et nous attendons l’herbe et les autres fleurs. La lumière est exquise, mille fois plus douce et plus profonde que l’été. Ne vous inquiétez pas ni pour nos poèmes, ni pour les pièces, ni pour votre ballet. « Les choses ont une façon à elles d’arriver » et notre entremise doit être entre le libre arbitre et la prédestination. Ne m’en veuillez pas d’écrire des lettres courtes. Je n’ai jamais su écrire de longues lettres. Je nage, en outre, dans mille notes sur la Réforme dont j’aurai besoin pour une pièce[147]. Mais parviendrai-je à l’écrire ? J’en doute. Priez pour moi.
Je vous embrasse. Francine et Cégeste, le nez sur leurs toiles, se joignent à moi.
Jean
78. * Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 15 février 1951.
De Lewis Carroll à Mary Hoeck
Ma très chère Mary,
Je ne peins plus. Le chat de Francine a mangé tous mes tubes de couleur et de chat bleu il est devenu chat arc-en-ciel. Aussi on vient le voir de tous les coins du monde. Même une dame est venue d’Édimbourg, à pied. Cela ne nous laisse pas une minute de calme. Du reste, il pleut. Savez-vous comment tombe la pluie sur la côte ? C’est très étrange. Elle ne tombe pas, elle monte de par terre en ligne droite. J’ai aussi remarqué à la bataille des fleurs de Nice que les fleurs sautaient du parterre et s’élançaient dans les mains et dans les voitures. Comment était la bataille des fleurs de Londres ? Racontez-la moi en détail. Malgré la pluie, il fait un temps superbe.
Votre ami affectionné,
C.L. Dodgson[148]
79. Lettre datée du 18 février 1951.
Ma chère Mary,
Peut-être mon « faux » de Lewis Carroll vous aura-t-il amusé ? Au vrai, nous continuons à peindre et la côte a fait des fêtes de mimosas sous la pluie et dans le mistral. La petite chatte persane de Francine n’a pas mangé mes couleurs mais on lui a fait prendre du bleu de méthylène et elle pisse bleu. Vous ai-je dit que Francine peignait et que j’ai exécuté son portrait en train de peindre ? Voilà le début d’une image de l’infini. Ce soir son tableau sèche et elle et consternée, soupirant « j’ai hâte qu’il sèche », car l’huile nous charme et nous empêche de peindre.
Le docteur m’oblige à boire de l’huile, ce qui est un régime de peintre. Vous voyez que je manque de sérieux, ce qui nous prouve que je suis de bonne humeur et me porte mieux.
Je vous embrasse,
Jean
80. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 23 février 1951].
Si, ma chère Mary, la mort de Gide m’a fait beaucoup de peine[149]. Il me taquinait et il m’aimait. Trop enfermé en lui-même pour les échanges, mais une porte qui se referme nous provoque toujours un sursaut. Et le pont de notre traversée se vide peu à peu.
Oui, vous commencez à vivre. Vous pensez bien que c’est exprès que je réponds à vos lettres d’une plume légère et si je vous pastiche Lewis Caroll, il faut vous désembrumer et ne conserver que votre nuit intérieure. Votre petite lettre de ce matin me cause un réel plaisir. Je vous veux d’apparence aussi limpide que le ciel de février sur nos montagnes. Ce que Nietzsche adorait. La neige en haut et les fleurs en bas. Les pommiers et les amandiers fleurissent. Je tâche de les peindre et je songe à vous et je vous embrasse,
Jean
81. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 24 février 1951.
Ma bien chère Mary,
Depuis ma lettre de Lewis Carroll, tout lui ressemble. Le soleil pleut. La pluie chauffe et il faut se diriger à gauche si l’on veut aller à droite, etc. Nous nous sommes réinstallés chacun devant notre toile. Francine peint du lierre et comme elle fait des progrès sur la droite, cela recommence sur la gauche et ainsi de suite. C’est un lierre éternel. Doudou peint un amoncellement de légumes blancs d’une beauté incroyable (merveilles du marché couvert de Nice). Moi, je peins des branches d’amandier à fleur et la table et les pinceaux et le chiffon sale et toute la chambre autour. Nous ne lisons jamais un journal. Hier nous nous sommes baignés dans la mer qui était d’un bleu cobalt et au bord en lait et baves superbes. La chatte continue à réfléchir et à croire qu’il ne faut sous aucun prétexte se soulager dans la sciure. Voilà une existence de sages. Que Dieu nous la conserve ! Nous pensons à vous et à la belle bataille de fleurs à Londres.
Je vous embrasse,
Jean
82. Lettre non datée du 8 mars 1951 [datée par Mary Hoeck du 8 mars 1951].
Ma très chère Mary,
Voilà. Nous avons sur la côte la tempête de la Manche. Peu nous importe. Nous peignons et nos dos ne sont plus de ce monde. Ils bravent ses tempêtes. Je termine le portrait d’un gitan avec une serviette sur la tête. Je suis certain qu’il vous plaira. Francine fait des progrès énormes. Cégeste est très fier de votre lettre qu’il lisait d’une main en peignant de l’autre. Toute la maison vous embrasse. Hier soir nous avons été applaudir Jeannot dans Chéri à Nice[150] et perdu notre chemise dans la salle de jeu, hélas proche de notre loge.
Jean
83. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 10 mars 1951].
Dear Mary,
Francine n’a pas écrit parce qu’elle peint des violettes une par une (sic). La Folle de Chaillot a été une catastrophe à New York et au bout de 8 jours un triomphe. Il faut attendre[151]. Et si Les Chevaliers sont repoussés d’une main, ils sont acceptés de l’autre, puisque j’ai signé le contrat Eliot-Auden[152].
Je vais essayer de lire le ballet[153] , mais c’est un travail de vacances. Francine est à Paris depuis hier, elle nous téléphone qu’il y fait un temps atroce. Ce matin nous avons un soleil magnifique et une mer d’un bleu de pierre dure.
On vous embrasse,
Jean
[P.S. :] Je ne sais que faire pour K. Turney[154]. Sans doute va-t-il m’écrire[155]. C’est un charmant garçon et je connais ces obstacles et ces mécomptes opposés à la jeunesse qui les supporte si mal. Après, on pense à la terre qui tourne et s’en fout.
84. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 16 mars 1951.
Dear Mary,
Voici les nouvelles de Radio Saint-Jean[156]. Francine nous rentre demain. Ma grippe est du genre barométrique. Elle se calme avec la mer. Francine va retrouver son bouquet de violettes qu’elle peint pétale par pétale dans le plus minutieux détail. Cégeste termine son admirable tableau de fleurs sous une lampe. C’est aussi fort et aussi beau que des armes sur un écu. Moi, j’achève un « hommage à Corot »[157]. C’est un modèle italien assis devant un paysage à la Corot. Si le ciel bleu persiste je sortirai ma grippe après l’avoir mise en laisse. Jeannot nous a laissé son chien malade. Cégeste lui fait ses piqures. La chatte de Francine est une folle dans le sens exact du terme. On ne saurait prévoir ni ses actes ni ses ruses car ils semblent naître avec le style des évènements actuels. Je ne savais pas que Somerset [Maugham] aidait notre jeune dramaturge[158]. J’ai dîné chez lui la veille de ma crise et je lui en parlerai la fois prochaine. Il y a bataille de fleurs entre lui et Francine, en ce sens que l’un estime avoir plus de fleurs que l’autre et que l’autre surveille sournoisement les pelouses de l’un. Daisy Fellowes[159] arrivée sur le Sister Anne, affirme que Jeanne d’Arc était la fille naturelle de la reine de France et que son histoire de paysanne ne tient pas debout. Les Anglais « d’ici » n’admirent que Jeanne d’Arc et Napoléon. Ainsi va le monde. La Ford de Diana Cooper est tombée dans le port et sa petite Simca a pris feu. Lewis Carroll écrirait de bien adorables choses sur les mœurs des voitures.
Je vous embrasse,
Jean
[P.S. :] Je vais lire les poèmes avec les doigts, comme les aveugles. Saluez les cygnes de ma part. Ce sont des bêtes très méchantes et dangereuses[160].
85. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 2 avril 1951.
Dear Mary,
Je me demande si vous êtes encore à Bexhill-on-Sea[161]. Il m’a semblé comprendre que vous retourniez à Londres le 1er avril. Je suis étouffé sous les lettres en retard et le désordre d’une petite salle où les papiers disparaissent comme les civilisations dans le sable. En outre les fleurs qui poussent et la peinture qui « me pousse » m’empêchent d’écrire. Bref, ce Paradis terrestre me rend paresseux sauf en ce qui concerne la suprême paresse du travail dans lequel on se laisse tomber de toute sa force.
Il paraît que la presse anglaise engueule Les Parents terribles mais que le public marche. Il est à craindre, hélas, que la presse puritaine n’influence le gros public ce qui empêcherait la pièce de changer de théâtre[162].
Voulez-vous être un ange et dire ou écrire à K. Turney que je n’ai pas eu ses pièces parce que les manuscrits ne me suivent pas. Il faudrait que j’écrive à Madeleine rue de Montpensier et qu’elle les réexpédie pour que je puisse en prendre connaissance. Récrivez-moi clairement son adresse, la lettre est dans la salle.
Je vous embrasse. Francine et Cégeste se joignent à moi.
Jean
86. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 12 avril 1951.
Ma bien chère Mary,
Je ne vous ai pas envoyé de lettre parce qu’il fallait que j’achève le portrait de Cégeste. Je crois que ce portrait peut vous plaire. J’avais en outre l’obligation de répondre à une masse de correspondance qui s’empilait sur une table.
J’ai vu, hier soir, le film de De Sica (Miracle à Milan[163]). C’est une merveille et j’avais bien raison de dire que le fameux néo-réalisme italien était le style même du conte oriental. Le film de De Sica en est le triomphe (il a du reste remporté un triomphe). De Sica a eu la gentillesse de déclarer en public qu’il n’aurait jamais osé faire ce film sans les miens, et il m’a embrassé sous la mitraille des photographes. Lorsqu’un homme triomphe, cette attitude est assez rare. Asquith aussi a été très élégant. Comme les journalistes lui disaient : « Vous êtes le Cocteau d’Angleterre » (sic), il a répondu : « Hélas, je voudrais bien avoir ses dons. » Voilà la chronique de Cannes. Francine a acheté un bateau de 18 mètres sur lequel nous avons bravé le mistral. Le Syndicat national des auteurs et compositeurs m’a nommé Président ce matin. C’est donc un président qui vous embrasse,
Jean
87. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 16 avril 1951.
Dear Mary,
Quelles sont ces brumes d’Écosse qui m’arrivent dans votre lettre, ici vous seriez dans notre soleil et tout cela fondrait, ce serait simple comme « bonjour ». Hier soir, le film de Carné était une consternation de sottise vulgaire[164]. Ce sont ces choses atroces qui entourent notre île déserte. Ne nous y posons pas de questions. Vivons ici tous ensemble dans notre bonne petite case. Il n’y a pas de « chance », il n’y a que la probité de chaque minute qui forme un poids mystérieux et dont la démarche n’est pas de ce monde. Vous me demandez s’il faut continuer à m’écrire. Or c’est la première fois de ma vie que j’ai une « correspondance » (dans le sens propre du terme). Si vous tombez dans les erreurs dont je suis éternellement victime, c’est triste. Je refuse d’y croire et je vous embrasse du fond du cœur,
Jean
88. Lettre datée du 17 avril 1951.
Ma chère Présidente,
J’aime recevoir une lettre gaie de vous. On met très longtemps à devenir jeune. Je commence. Vous avez raison. Je suppose que nous naissons tous à un âge. Cinq ans, c’est mon âge de naissance. Ensuite, je suis devenu vieux et je retourne à cet âge admirable.
Il faudrait me voir dans le festival de Cannes au milieu des combines et de la foire d’empoigne. Je les terrorise par mes gaffes et parce qu’ils m’imaginent très fort.
Que puis-je pour votre danseuse ? C’est ma joie de vous savoir entourée de grâce.
Je vous embrasse. Cégeste et Francine se joignent à moi.
Jean
[P.S. :] Ici, Mary laisse aller son imagination de 11 ans. Dites à la jeunesse de se poser moins de questions et de trouver avant de chercher. De chercher après[165]. Votre jeunesse anglaise ne se pose peut-être pas une foule de questions. Le jeune Français s’en pose et se paralyse.
89. Lettre datée du 25 avril 1951.
Ma très chère Mary,
Encore une lettre courte, un signe du cœur. Je suis accablé de travail (peintre) et de malaises dans les préparatifs de mon travail d’écrivain. Mais je ne voudrais pas que vous formiez de mon silence quelque chose tabou et maléficieux [sic]. Il est chargé de tendresse et d’ondes. Prenez garde au temps de Bruges. Il souffle un vent de sable. Tâchez que je me trouve un peu dans vos cercles de jeunesse et dites bien à cette jeunesse de ne pas se poser trop de questions. De résoudre les problèmes d’instinct avant de faire la preuve par 9. Je vous embrasse,
Jean
90. Lettre datée du 1er mai 1951.
Muguet du jardin pour le bonheur de Mary.
J’ai téléphoné hier parce que je craignais que la lettre n’arrive pas à temps. Il me fallait attendre les dates de Rome. Nous prenons l’avion le 6, Francine, Cégeste et moi. Nous resterons dix à douze jours entre Rome et Naples. Il serait ridicule et néfaste de vous savoir à Nice et Santo Sospir vide. Ne pourriez-vous reculer un peu votre voyage ?
Il y a du soleil. Le bateau à voiles et les fleurs vous attendent. Écrivez ou télégraphiez. Nous vous préviendrons de Naples si le Vésuve ne se réveille pas. Il ne dort que d’un œil comme chacun sait.
Je reprends toutes les toiles et je profite du peu de connaissances apprises de toile en toile. Si le public savait ce que représente un travail… Je vous embrasse,
Jean
91. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 27 juin 1951[166].
Bonjour Mary,
Nous voilà rentrés par avion d’Ajaccio, parce que la grosse mer nous bloquait dans le port de Calvi. Le voyage était merveilleux. J’étais un peu distrait de ces ciels étonnants par la crainte de vous avoir trop montré mon caractère qui redoute les ondes lourdes et tente même par la force, de les rendre légères – quitte à ne pas aborder certains problèmes – alors l’amitié ressemble à un matin de mars sur les montagnes.
J’espère que vous avez fait bonne route avec votre petite fille. Racontez-moi comment elle se comporte et si elle ne vous déçoit pas.
Nous avons du soleil, mais Paris est glacial et il y pleut. Il est possible dans cette étrange époque où tout marche à l’envers, que l’on étouffe à Londres. Racontez-moi toutes ces choses puisque vous savez où nous sommes, en train de peindre devant des nuages orange.
Je tremble devant les cahiers de ma pièce [Bacchus] et la masse de mes notes.
Je vous embrasse,
Jean
92. Lettre datée du 6 juillet 1951.
Très chère Mary,
Un an de plus. On a opéré Cégeste ce matin. En bonne forme (appendicite). Nous filons avec Francine ce soir à Cannes où nous habiterons 4 jours sur l’Orphée.
Voilà la raison de ces quelques lignes hâtives. Je lis que Noël Coward[167] épouserait la duchesse de Kent. J’en serais heureux. J’aime le bonheur de mes amis. Vous seriez un ange de demander l’adresse actuelle de Coward et de me l’écrire.
Tendresses,
Jean
[P.S. :] J’embrasserai de votre part Cégeste à son réveil. Il est encore sous l’effet de la piqûre.
93. Lettre datée du 12 juillet 1951.
Ma chère Mary,
Doudou se porte bien et vous embrasse. Il marche courbé en deux par frousse d’une plaie d’un centimètre, mais on l’effraie pour qu’il ne commette pas d’imprudences (il se levait le lendemain de l’opération). J’ai retrouvé une masse terrifiante de lettres à répondre et une montagne de notes pour la pièce [Bacchus], au milieu desquelles je nage. Votre visite à la National Gallery me fait penser à ce dialogue chez Picasso :
– Qu’est-ce que cela représente ?
– Cela représente un million.
– Tâchez d’éveiller cette petite. Ce genre de sommeil est toujours une catastrophe dans la vie.
Je vous quitte pour répondre aux lettres, accompagné par un duo de grenouilles.
Je vous embrasse,
Jean
94. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 29 juillet 1951.
Ma chère Mary,
Mon travail me rend si stupide et me donne un œil si vague que je n’osais pas vous écrire. Voilà le dimanche où des amis sont venus d’Antibes et m’ont arraché de cette pâte. Nous avons un temps superbe et la semaine dernière j’ai travaillé sur le bateau, loin des côtes sur une eau si transparente que l’Orphée II semblait tenir en l’air.
Francine continue à peindre une fleur par étape et Doudou s’acharne sur un vaste paysage de jardin, côté route.
La petite visiteuse se forme, on dirait à votre contact. Mais je crains qu’elle ne mange votre temps et empêche votre travail. Il est vrai qu’on travaille encore mieux pendant qu’on ne travaille pas.
Mille tendresses de moi et de tout Santo Sospir.
Jean
95. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 7 août 1951].
Dear Mary,
Tout Santo Sospir va être sens dessus dessous. On commence demain le film en couleurs des murs et des toiles[168]. Ma pièce [Bacchus] est presque terminée. Elle sera courte. Cette époque allemande est si grasse que j’ai dû dégraisser. Dégraisser jusqu’à ce qu’il ne reste plus que ce fil rouge du théâtre. Je n’ai laissé que les répliques et les dialogues essentiels à la marche du drame. Sinon, ce serait de l’Histoire ou un prêche[169].
Vous voyez que je travaille toujours. À mon âge on n’a plus le temps à perdre et les vacances sont de se mettre en règle avec les rêves de l’hiver.
Vous paraissez être heureuse avec vos petites filles. C’est, du reste, dans une certaine atmosphère qu’on s’éduque sans se rendre compte.
L’éducation de l’école ne marque pas.
Je vous embrasse,
Jean
96. * Lettre datée du 12 octobre 1951.
Chère Mary
Mon baromètre des mains annonçait la pluie. J’attends un remède d’Amérique (à moins que l’Amérique qui achète tout, y compris la Chine, n’achète mes mains pour les mettre au musée d’art moderne).
Votre cheval blanc et ce que vous me dites me font penser à ce merveilleux chapitre de Swift[170]. Une traduction est une œuvre. On n’imagine jamais qu’il y aura contact et que cette hypnose deviendra objet et que cet objet cherchera à provoquer une hypnose collective.
J’ai reçu un admirable livre (manuscrit) sur moi d’un jeune homme nommé Millecam[171] qui habite l’Algérie. Une de ses phrases m’a beaucoup frappé : « Lorsqu’un poète dit “Je”, c’est du Cosmos qu’il parle. »
Excusez mes courtes lettres. Mes pauvres mains ne me permettent pas de tenir longtemps le porte-plume. J’arrive à peindre avec des gants. Je peins La Tentation du Christ sur la montagne[172]. J’ai fait un Satan charmant, comme de juste.
Tout à vous,
Jean [étoile]
[P.S. :] Pour Maalesh, j’ai l’impression qu’ils vont vous écrire[173].
97. * Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 27 octobre 1951.
Ma chère Mary,
Merci de votre bel envoi. L’Égypte nous fait d’étranges farces. Farouk est bien capable d’être d’accord avec l’Angleterre pour pouvoir exterminer quelques Arabes qui le gênent. Une traduction[174] servira quoi qu’il arrive. Je vous le promets.
Ici, il pleut et j’avais un [lumbago lecture hypothétique] ou torticolis. Je travaillais avec un envoyé de Kodak qui avait une angine[175]. Bref un hôpital. Nous avons terminé le montage du film qui vous amusera. Nous nous portons mieux l’un et l’autre. Je dois maintenant m’occuper de ma pièce [Bacchus] que j’ai donnée à Jean-Louis Barrault. Je crois qu’il vient de remporter un grand succès à Londres[176]. Avez-vous du brouillard ? On en parle.
Tendresses,
Jean [étoile]
98. * Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 1er janvier 1952.
Belle et douce année, chère Mary [préambule accompagné d’étoiles].
Peut-être savez-vous déjà que Bacchus a soulevé quelques bagarres[177] – mais jamais dans nos salles qui font un succès fou. Les bagarres viennent de ceux qui veulent se substituer aux prêtres et juger à la place de Dieu.
Ne sommes-nous pas un Moyen Âge au petit pied ? On brûle le père Noël en place publique ! Mais ce succès me prouve que tout le monde n’approuve pas ce style inquisitorial.
Je vous embrasse et les vôtres,
Jean [étoile]
[P.S. :] Francine et Doudou se joignent à mes vœux.
99. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 25 janvier 1952.
Très chère Mary,
Mon silence correspondait au tohu-bohu de mon voyage en Allemagne. On m’y a reçu comme si j’étais Goethe avec une gentillesse et un enthousiasme indescriptible. Il en résulte une grosse fatigue. Je suis rentré avant-hier et le tohu-bohu parisien m’a empêché de vous écrire. Hier j’ai été voir Le Consul[178] que je trouve admirable.
Me voilà au soleil et calme. L’affaire Mauriac se prolonge en insultes à l’adresse du triomphe de Jean Marais dans Britannicus. Vous savez aussi bien que moi que c’est le vrai mécanisme et que les grandes entreprises (naissances) exigent le forceps. C’est égal, la France et sa méthode d’autodestruction donnent au monde un triste spectacle.
En Allemagne on m’a demandé : que pensez-vous de Schumann ? J’ai répondu que j’aimais mieux Schubert.
Et vous et la grande patrie de ceux qui pensent au même rythme.
Je vous embrasse,
Jean
100. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 10 février 1952]
Ma chère Marie,
J’ai pensé à ce deuil d’Angleterre et à cette jeune reine[179]. Tout cela semble féérique à notre époque dénuée de cérémonial[180]. Je suis accablé d’une fatigue morne, mais la maison se porte bien et je vais aller prendre le bain lustral d’Oreste[181] à Santo Sospir. En ce qui concerne Adam[182], je serai très ému qu’on m’y fête. Je signale à Miron Grindea que les plus belles pages écrites sur moi (et encore inédites) sont d’un jeune homme J[ean-]P[ierre] Millecam[183] qui habite Oran. Il édite chez Gallimard. Donc, lui écrire par la librairie Gallimard, 5 rue Sébastien Bottin à Paris (il aura l’adresse plus sûre). J’ai un paquet de lettres à répondre, mais je voulais vous embrasser avant d’entreprendre ce pensum du dimanche.
Tendresses,
Jean
101. Lettre envoyée de de la villa Santo Sospir et datée de février 1952 [datée par Mary Hoeck du 17 février 1952].
Chère Mary,
Me voilà au soleil et dans les fleurs. Mais hélas les nerfs se sont désaccordés et brisés dans la lutte et la fatigue. Je me soigne comme en clinique et je tâche de reprendre mon équilibre sur ce fil dont on veut que je tombe et que je dois suivre pas à pas.
La mer est encore trop froide pour y prendre le bain lustral d’Oreste. Il me serait bien utile.
Je vous embrasse,
Jean
[P.S. :] Francine et Cégeste se joignent à moi.
102. Lettre datée du 26 février 1952.
Chère Mary,
Soleil merveilleux. Toutes mes croûtes de la ville tombent d’elles-mêmes. Je retravaille.
Pour la strophe de La Crucifixion – la « croix rose » veut dire la croix rose d’étoffe gommée qu’on colle sur les plaies des malades[184]. Il y a plein de ces allusions dans le poème. Méfiez-vous du « poétique ». Il ne s’y trouve pas et menace les bases. Mon écriture vous dira que je suis assez faible. L’affaire Bacchus a rejoint les vieilles lunes. Un destin a son style et nous devons nous incliner devant lui.
Je vous embrasse,
Jean
[P.S. :] Vos traductions seraient très utiles en Amérique.
103. Lettre datée du 3 mars 1952.
Chère Mary,
Toutes les fleurs explosent. Et même les avions. L’avion Paris-Nice a explosé ce matin contre les oliviers de la Victoire.
Il y a un soleil magnifique. Francine et Doudou se baignent. Moi je me baigne dans l’encre. Je tâche d’écrire un livre[185] mais je deviens de plus en plus maladroit. J’aimerais retrouver le style d’Opium encore plus libre que celui de La Difficulté d’Être. Je m’acharne dans l’invisible.
Et je pense à vous, visible et invisible comme les poèmes.
Jean
104. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 10 mars 1952.
Ma chère Mary,
Soleil et pivoines. Mais j’ai peu de temps pour en jouir. Je travaille dans la peinture et dans la colle. J’ai terminé les masques[186]. Ils sont terribles, monstrueux et (je trouve) magnifiques. Propres à scandaliser nos salles « si délicates ».
J’ai souvent pensé à vous lorsque je suis seul au fond de l’immense atelier de Laverdet[187] pour les voir.
Je vous embrasse. J’espère que vous avez vu Laughlin[188].
Jean
105. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 11 mars 1952.
Ma chère Mary,
J’étais engagé dans des chapitres si difficiles de mon livre [Le Journal d’un inconnu] que je ne trouvais pas une minute pour vous écrire en marge. Notre soleil s’était caché. Il est revenu. Mais il désapprouve ma table et ma chambre. Je vais maintenant pouvoir m’offrir quelques petites vacances. Je suis très heureux que vous aimiez Bacchus. J’y ai mis beaucoup de moi-même et c’est ce qui dérange ces messieurs du tribunal-papier.
On organise actuellement pour moi une société qui groupera mes différentes entreprises[189]. Il sera donc plus facile de hâter telle ou telle traduction. Il en arrive des offres de partout et cela m’embrouille.
Ma santé m’empêche de me rendre en Angleterre. Au reste, j’estime que cette exposition n’est pas assez importante pour un déplacement de ce genre et le mieux est d’attendre la minute valable[190].
Je vous embrasse,
Jean
[P.S. :] Je n’ai pas eu la lettre dont vous me parlez. Excusez-moi auprès du Directeur de l’Institut français. Merci
106. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 14 mars 1952.
Chère Mary,
Je travaille comme un pauvre nègre au fond d’une mine, car les études que j’ai entreprises m’obligent à ne pas voir trop clair. Le visible et l’invisible. La responsabilité et l’irresponsabilité[191], nous enfoncent assez loin en nous-mêmes. Orphée devait être bizarre. Pourquoi ne pas le jouer en costumes modernes comme c’est écrit ? La représentation de Hambourg était admirable et je crois que la troupe va tourner un peu partout. Bravo pour les traductions en Amérique. Edith Sitwell est une grosse reine froidement bonne. Elle cache son cœur sous des montagnes de corail.
Je vous écris peu parce que j’ai encore une grosse fatigue et que les chapitres de mon livre m’empêchent de penser au-dehors. Mais je pense à vous en les écrivant.
Mille choses joyeuses.
Jean
107. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 4 avril 1952.
Soleil. Fleurs et fatigue. Mais je travaille avec acharnement ce qui m’empêche d’écrire des lettres. Un signe amical entre deux chapitres de ce livre que je chuchote à l’oreille de quelques personnes dont vous êtes. L’époque est venue de se raréfier et de contredire cette manie d’indigestes et gros tirages. C’est du moins ce que je pense et pensant cela, je pense à vous et à notre travail.
Tendresses,
Jean
108. * Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 21 avril 1952.
Ma chère Mary,
Me voilà dans moins de fleurs et plus d’arbres. Je serai demain à Paris. J’ai reçu de chez Gallimard une lettre me demandant de la part de Laughlin[192] (New York) les traductions libres pour trois volumes. J’ai prié Mascolo[193] de dire à Laughlin qu’il vous écrive. Envoyez-lui la liste complète de ce que vous avez traduit (aussi Maalesh et Bacchus). Vous pouvez du reste le faire tout de suite en écrivant à Laughlin, New Directions, par l’entremise de D. Mascolo, chez Gallimard, 5 rue Sébastien-Bottin, Paris 7ème.
Je n’ai qu’une minute avant de faire les valises. Je vous envoie le salut du jardin, de Francine et de Cégeste.
Je vous embrasse,
Jean [étoile]
109. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 1er mai 1952.
Salut rapide, chère Mary. Muguet du cœur. Il fait même de l’orage, et je me repose quelques minutes de ce travail d’Œdipus Rex qui est très difficile.
Laughlin doit vous écrire, je pense pour Maalesh[194]. Nous sommes tous posthumes !
Je vous embrasse,
Jean
110. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 23 mais 1952.
Très chère Mary,
Avons remporté un vrai triomphe avec Œdipus Rex. Musique et spectacle. La presse se montre ignoble comme d’habitude, mais la salle avait pris feu.
Je pars dans une heure pour Vienne où je ferai seulement le récitant (avec Francine et Cégeste).
Je vous embrasse. On vous embrasse en famille,
Jean
[P.S. :] Au milieu des acclamations, mardi, Francine a injurié le directeur du journal Le Franc-Tireur qui refusait de m’applaudir. Elle a été superbe.
111. Lettre envoyée de l’hôtel Sacher à Vienne le 27 mai 1952.
Chère Mary,
Vienne est une ville légère, exquise, avec une grande aristocratie de l’âme. Nous répétons Œdipus Rex qui passera ce soir. Voix et orchestre magnifiques. La charmante presse française avait répandu le bruit d’un terrible scandale de notre spectacle lequel a remporté un triomphe. C’est une habitude à prendre. Et peu importe. On pense à vous. Francine et Cégeste m’accompagnent. On pense à vous comme chaque fois qu’on se sent à l’aise.
On vous embrasse,
Jean
112. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 7 juin 1952].
Ma chère Mary,
Nous nous apprêtons à prendre le large[195]. Le courrier ne pourra nous suivre en mer. Ne vous inquiétez pas, vous aurez des cartes des îles.
Ici, on se baigne et c’est un préambule de la Grèce. Le travail m’empêche de vous écrire une longue lettre, mais la dimension du cœur et du monde n’existe pas.
Je vous embrasse,
Jean
113. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir et datée de juillet 1952 [datée par Mary Hoeck du 20 juillet 1952].
Ma chère Mary,
Je suis bien inquiet sans aucune nouvelle de vous. Ici la chaleur nous écrase et la sueur coule plus que l’encre. Mais votre silence inhabituel me trouble. Peut-être que la grève générale (postes et télégraphes) en Grèce a empêché mes lettres et cartes de vous joindre ? Deux lignes me suffisent pour me dire que vous n’êtes pas malade et que votre silence n’a aucune cause grave. J’ai beaucoup de peine à me remettre au travail. Il manque à mon livre un chapitre très difficile devant lequel je recule chaque jour.
Je vous écris à Londres. Si vous n’y êtes pas je pense qu’on fera suivre.
Je vous embrasse,
Jean
[P.S. :] Francine et Cégeste se joignent à moi.
Vous ai-je dit que j’ai maintenant une société : Union financière artistique (U.F.A.) qui se charge de mes affaires. Si quelque chose se précise, dites aux intéressés d’écrire (pour contrats) à M. Peyraud, 3, rue Drouot, Paris.
114. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 29 juillet 1952.
Ma chère Mary,
Je suis heureux de votre bonne lettre[196] mais quelle terrible embrouille dans les traductions ! Figurez-vous que je ne savais pas si vous aviez ou non traduit Bacchus[197]. Voilà où en est ma pauvre tête. Ma seule excuse c’est cette chaleur et ce travail de livre où je me perds comme dans le dédale de Knossos.
Ce matin nous avons un peu d’orage et un peu de pluie qui trépigne sur les dalles. On respire.
Mettez-moi très au courant (par 1-2-3) de vos démarches de pièces afin que je ne donne pas d’espoir à d’autres. Avez-vous vu Van Loewen agent de la Ci-Mu-Ra[198], c’est lui qui se charge de me représenter ? Mais si les choses se passent sans lui, on s’en fout. Si vous voyez Edith S[itwell[199]], dites-lui toutes ma fidèle amitié. Tâchez qu’elle nous aide.
Je vous embrasse,
Jean
[P.S. :] Pourquoi les langues sont-elles des murs si infranchissables[200] ? Je voudrais lire vos textes comme du français (que je lis déjà mal).
115. * Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 21 août 1952.
Ma chère Mary,
J’ai bien reçu le Christ de Dalí[201]. La presse américaine avait prétendu que je disais : « Dalí a vendu le Christ plus cher que Judas. » Je n’ai jamais prononcé cette parole stupide pour la bonne raison qu’avant votre carte je ne connaissais pas l’existence de ce tableau.
Voilà les journalistes[202]. En effet ce tableau a surtout de la douceur et on m’affirme que le rapetissement de la carte lui donne de la force. De toute manière cela me semble être une belle œuvre et je le préfère à sa vierge[203].
Je travaille sans arrêt et je dicte les dernières pages de mon livre : Journal d’un inconnu. En même temps je travaille au poème (cent strophes) qui s’appellera soit Le Chiffre 7, soit Soirée d’adieux, soit Fanfare de mise à mort. Le titre ne s’est pas encore inscrit de lui-même. Je vous quitte parce que nous partons en mer. Il y a eu sur notre côte de graves incendies et ce terrible drame de vos compatriotes[204].
Je vous embrasse,
Jean [étoile]
116. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 19 septembre 1952.
Chère Mary,
Je voudrais vous guérir du « romanesque en amitié ». L’amitié est une chose beaucoup plus solide et plus « classique ». Lorsque je n’écris pas, je pense à vous et ce qui m’étonne c’est que je vous ai écrit encore il y a une semaine et on se demande quel diable a empêché cette lettre de vous parvenir. Mon silence relatif venait d’un terrible travail sur ce livre [Le Journal d’un inconnu] et un très long poème [Le Chiffre sept]. Or si je peins j’ai le temps d’écrire mais si j’écris j’ai la fatigue de l’encre. Ce qui n’empêche pas les ondes du cœur de circuler.
J’ai été voir Picasso ce matin. Je ne l’avais pas vu depuis des mois qu’il se trouve sur la côte. Je l’ai retrouvé comme hier et comme si nous nous étions vus la veille.
L’écriture me fatigue, mon rêve serait de peindre. Il y a toile et chevalet mais l’encre n’est pas complètement éliminée. Bref, vous voyez, chère Mary, que rien ne change dans aucun domaine.
Je vous embrasse,
Jean
[P.S. :] Francine dont le cœur est d’une entière simplicité ne comprenait rien à vos craintes.
117. Lettre datée du 12 octobre 1952.
Chère Mary,
Tout se fait comme si j’étais mort depuis un siècle. C’est peut-être vrai. On m’annonce aujourd’hui cette traduction que je n’ai jamais vue. Heureusement que ce monde étrange ne se mêle pas de l’amitié, comme vous le dites. Nous allons après demain en Allemagne pour Bacchus de Düsseldorf. Rentrerons le 20 au Cap.
Je vous embrasse,
Jean
[P.S. :] Il pleut et les fleurs étaient imprudemment sorties.
118. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 29 octobre 1952].
Ma chère Mary,
Je suis navré de ne pas savoir écrire de longues lettres. Retour à Santo Sospir après Paris-Milly où j’ai passé quatre jours. Il y avait un soleil magnifique, comme à Düsseldorf. On dirait que je l’emporte dans mes valises.
Écrivez d’urgence à Pierre Peyraud, 3 rue Drouot à Paris, en lui disant que je m’étonne que la Société ne vous réponde pas. Il répondra de suite. Je croyais que la B.B.C. exigeait la traduction de K[itty] B[lack][205].
Je vous embrasse,
Jean
119. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 8 novembre 1952.
Ma chère Mary,
Je ne connais pas la traduction de K.B. Van Loewen peut vous montrer la lettre. Au contraire je le mets en garde contre l’inexactitude et me contente de dire que l’on m’a dit que les traductions de K.B. pour Sartre [sont] assez fidèles et de premier ordre. Je n’aime pas votre lettre. Elle ne vous ressemble pas.
Mais je vous embrasse tout de même,
Jean
P.S. Merci pour l’adresse d’Edith. Je vous ai fait envoyer mon poème Le Chiffre 7.
120. Lettre du 13 novembre 1952 [envoyée de Santo Sospir].
Ma chère Mary,
Partons samedi pour le froid. Ne craignez rien de mon cœur. Il a souffert d’autres tornades. Cette histoire de traductions est une véritable Babel. Nous en sortirons peut-être un jour. Je me hâte de vous embrasser au milieu des paquets, des caisses, des correspondances à répondre et des manuscrits.
Tendre salut
sans reproches
de
Jean
121. * Lettre envoyée de Milly-la-Forêt et datée de lundi [avec adjonction non autographe : 17 novembre 1952].
Chère Mary,
J’ai reçu la traduction à la minute du départ et je l’ai emportée avec moi. Hélas incapable de suivre autre chose que mon propre texte dans votre belle langue si difficile. Je vous gronde encore : il fallait demander la lettre à Van L[oewen]. Il aurait été bien embêté car elle n’a aucun rapport avec ce qu’il raconte. J’y parle de vous et je signale combien il me serait désagréable de vous causer la moindre peine.
Ici chien, chat et objets se portent bien et vous envoient leur salut amical – en même temps que le mien, celui de Francine et de Cégeste.
Partons pour Paris où je resterai 3 jours.
Je vous embrasse,
Jean [étoile]
122. * Lettre datée du 7 [novembre corrigé en décembre] 1952.
Chère Mary,
Nous avons enfin un peu de soleil, et des coqs et de l’optimisme et vos bonnes lettres sur la table. Rien n’est enchevêtré, compliqué comme ce problème de traductions. Mais dites-vous que jamais une traduction n’est faite en vain sauf si c’est une des dames-nègres de Van Loewen qui l’exécute.
La Société qui gère mes intérêts met les textes à l’étude et si d’un côté cela facilite les choses, cela les complique d’un autre. Ils défendent leurs traducteurs comme je défends les miens et ce qui est incroyable c’est que nul de nous ne savait rien de cette traduction du Journal de la Belle et la Bête[206], à tel titre que j’avais dit qu’on devait accompagner le remake technicolor qu’on offre, d’une traduction de vous. Du reste, le droit moral de La Haye est formel. Si une traduction est inexacte, l’auteur a le droit d’en exiger une nouvelle.
En ce qui concerne les poèmes, un jour viendra où les éditeurs seront bien contents d’avoir vos trésors. Je viens de recevoir de New York une lettre magnifique d’Edith Sitwell sur Le Chiffre 7[207].
Je vous embrasse,
Jean [étoile]
123. Lettre datée du 10 décembre 1952.
Ma très chère Mary,
On m’avait déjà signalé votre lettre sans me dire qu’elle était de vous. Mon drame doit aller son train et se compliquer jusqu’à l’extrême. Les raisons qui m’obligent à le subir sont obscures et c’est pourquoi je leur dois obéissance. J’ai eu encore des ennuis avec ma Société au sujet de votre traduction de Bacchus. Cette société estime qu’elle doit me défendre contre mes tendresses et que ces tendresses m’aveuglent, que votre traduction ne « percute pas », etc. Quand aurai-je une existence calme ? Jamais. La Société veut partager mes traductions entre vous et le traducteur qu’elle préconise. C’est toute cette complication qui m’empêche de voyager et m’enfonce dans mes trous.
On tourne actuellement un film anglais d’après Les Parents terribles[208] sur lequel je n’ai que les renseignements que me donnent Frank[209] et la firme [David Dent]. Or une firme trouve toujours le film qu’elle fait admirable. Aidez-moi de vos lettres et ne me reprochez rien.
Je vous embrasse,
Jean
[P.S. :] Comme je travaille en dehors de ce que mes contemporains appellent « le temps », je me suis fait une méthode de ne jamais lire ni les éloges ni les insultes.
Il a fallu que Dolline[210] me donne l’article Profile pour que je sache que l’Angleterre participe à la fable absurde qui s’organise depuis 30 ans autour de ma personne[211]. Ce que j’écrirai désormais sera du « silence ».
124. * Lettre avec un dessin du visage du poète au crayon bleu en arrière-fond et datée du 16 décembre 1952.
Ma chère Mary,
Avant-hier à Milly j’ai été comme écrasé par cette salade de traductions et de désordre. Votre lettre me fait plaisir, parce qu’elle vous montre telle que je vous imagine, survolant les petites querelles pour que le bien aboutisse et que l’ordre se produise.
J’étais triste aussi parce que je ne trouvais ni votre lettre de l’Observer[212] ni votre article de l’hommage belge[213], en rapport avec vos lettres et nos sentiments.
Je croyais lire une étrangère allez lointaine et indifférente. Si je vous dis cela c’est que je déteste de ne pas tout dire. Mon malaise de Milly venait en outre d’une lettre non ouverte et retrouvée comme par prodige où l’on me signalait la traduction des Parents Terribles comme honteuse et transformant ma pièce en une œuvre comique et vulgaire. De loin, tout cela s’embrouille et forme une pâte où je m’enfonce. Ma Société voudrait confier certaines œuvres à Lothian Small[214]. D’autres à vous, et ne prendre aucun accord total. Je vous sais assez noble pour me dire si les éloges qu’Antoine [Dolline] me fait de Small correspondent avec votre opinion. Je le souhaiterais car nous travaillerions tous ensemble.
Cette ville me fatigue et je rêve de ma Côte d’Azur.
Je vous embrasse,
Jean [étoile]
125. Lettre datée du 23 décembre 1952.
Ma chère Mary,
Tout cela est écœurant et ridicule ? N’y pensons même pas. Depuis 20 ans on s’est habitué à me prendre pour un imbécile qu’on roule et qu’on exploite. En admettant que Peyraud fasse des fautes, il n’en demeure pas moins vrai qu’il redresse une pente fatale et qu’il s’efforce de combattre ma ruine. Je l’avais laissé libre d’agir. Hier je m’en suis mêlé et j’ai exigé qu’on ne m’embête plus pour votre traduction à la B.B.C.
On me fatigue. Et vous n’y êtes pour rien. Mon cœur ne change jamais. Les personnes qui vous taquinent me font rire et je les tiens pour grotesques. J’ai supprimé de ma vie les personnes qui « taquinent ». Mais si ma tendresse vous reste intacte, je n’en ai aucune pour M. Van Loewen et pour les journalistes de l’Observer. Puisque l’Angleterre a pris le style de l’insulte, je n’irai pas. J’irai lorsque l’Angleterre, comme l’Allemagne, me traitera selon mon rang et mes œuvres.
Je vous embrasse,
Jean
126. Lettre datée du « lendemain de Noël » [le 26 décembre 1952].
Ma chère Mary,
Tout cela retrouvera sa place comme les objets dans une valise. Je ne sais rien de Small sauf les compliments que fait Anouilh de sa fidélité et de son style. Mais, entre nous, l’écriture d’Anouilh n’est pas la mienne. L’affaire B.B.C. est réglée en ce sens que c’est votre travail qui passe[215]. La Société n’a passé aucun contrat avec Small ni avec personne. Soyez tranquille. Du reste, Small est un très très brave type et vous auriez de l’agrément à le connaître et à bavarder avec lui (ce que je vous conseille) car ni lui ni nous ne sommes de la race qui se « vexe » et se regarde en chiens de faïence.
Nous avons passé Noël en famille et pensé à vous devant notre bel arbre.
Je vous embrasse,
Jean
127. Lettre datée du 26 décembre 1952.
Ma chère Mary,
Encore une lettre de moi. Comme je désire que vous deveniez ma traductrice (je ne parle pas seulement de Bacchus) et que je voudrais vaincre la prévention de ma Société (laquelle s’imagine que je trouve aveuglément bien tout ce que vous faites), je vous propose une manière d’arranger les choses. Tâchez, s’il est guéri, d’aller voir Raymond Mortimer (il supervise la traduction de Colette) ou tout autre juge des lettres. C’est un ami. Il nous faudrait un homme à cheval sur les deux langues qui puisse jeter un œil neuf et « inamical » sur vos traductions – vous signaler certaines fautes (nous en faisons tous) et donner l’Imprimatur. Ainsi serions-nous tous d’accord et j’éviterais les luttes épuisantes avec des personnes adorables mais qui veulent me protéger contre moi-même. Grâce à une correspondance secrète, tel que ce message en rouge, nous aurions finalement gain de cause.
Le plus étrange, je vous le répète, c’est que la confiance de ma Société en L. Small vient d’Anouilh avec lequel ces messieurs ont téléphoné longuement.
Silence et tendresses,
Jean
*
La transcription dont nous disposons ne contient que deux lettres de l’année 1953. Il est vraisemblable que ce corpus devait naviguer entre Mary Hoeck, la dactylo qui a accompli le travail de transcription et Margaret Crosland qui a utilisé certaines traductions de ces lettres en anglais pour la biographie qu’elle préparait. Dans l’inventaire de l’ancien Musée des lettres et des manuscrits, nous avons retrouvé la trace d’une autre lettre de Cocteau datant de la même année. Envoyée de Madrid le 9 novembre 1953, elle est ornée au crayon noir d’un profil de jeune homme avec Madrid auréolé de soleil et débute apparemment de la façon suivante : « Je suis venu pour Orphée en Espagne et je n’ai pas les bottes de l’ogre (lesquelles d’ailleurs ramènent toujours à lui). Il fait un soleil d’été sur les arbres d’automne. Cela est magnifique. »
Dès janvier 1953, Mary suit le conseil de Cocteau et rencontre Mortimer « qui lui dit : “Bien que supérieures aux autres, vos traductions ne sont pas bonnes”. Elle est pleine de hargne. “Que deviendra notre correspondance puisque seule votre œuvre compte pour vous ?” Je réponds : “Je n’ai pas eu de lettre de Mortimer, mais il doit avoir une raison, car votre lettre me prouve que vous ne comprenez rien, ni à moi, ni à mon œuvre”[216]. » Mortimer, qu’il rencontre le 10 mars, lui confirme ce jugement sévère : « Elle écrit mou[217]. »
128. Lettre datée du 24 mai 1953.
Dear Mary,
Les Enfants[218] me tombent au milieu des pivoines et des oiseaux. Je me suis sauvé à Milly jusqu’à Rome (27). J’y parle dans l’exposition Picasso[219]. Ensuite, je retourne à Santo Sospir et nous embarquons vers l’Espagne.
Tâchez de voir Madame Olembert, 15 Oslo Court, Prince Albert Rd, London NW8, Tél : Primrose 5656.
Elle est du PEN Club et dans aucune combine. Le désordre et l’inexactitude de mes traductions anciennes la révolte. Elle m’a donné de très bons conseils et en ce qui concerne le projet des œuvres complètes chez Harvill Press (Max Denis). Elle a trouvé Madame Vercors à cheval sur les deux langues qui supervisera.
Ainsi, je le suppose tout sera en ordre et on pourra se partager cet énorme travail.
Ne vous noyez pas dans l’océan pourpre et or de la Coronation[220].
Je vous embrasse,
Jean
129. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 29 mai 1953].
Ma chère Mary,
Je viens d’écrire à Ronald Hayman. Jamais je ne m’opposerai à un spectacle de collège monté avec toutes les forces du cœur[221]. Ce serait indigne. J’ai prévenu Peyraud. Les difficultés doivent venir de Van Loewen, mais son raisonnement qui consiste à dire que cela empêchera de monter l’œuvre à Londres ne me semble pas tenir debout. Dites bien à Ronald H. que l’échec d’une mauvaise mise en scène pourrait nuire. Ce qui n’est pas à craindre à Cambridge où ils connaissent mieux ce que représente ma pièce que les théâtres de Londres. J’ai parlé hier de Picasso à Rome avec grand succès. Mais la fatigue commence à se faire sentir.
Tendresses,
Jean
130. Lettre datée du 27 janvier 1954.
Très chère Mary,
Me voilà dans les murs de Santo Sospir. Cinq ans ! Il y a cinq ans que je les faisais vivre et je me demande si ce n’est pas hier. À Lyon, le spectacle de La Machine infernale était magnifique[222] . La troupe continue la tournée sans moi. Les docteurs me dirigent vers les neiges d’Autriche[223]. Je me repose d’abord 5 ou 6 jours sur la côte.
Francine et Doudou se portent bien et feront du ski pendant que je regarderai par la fenêtre. Tout le monde vous embrasse et vous souhaite une bonne maison bien confortable et chaude au cœur.
Tendresses,
Jean
131. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 13 mars 1954.
Ma très chère Mary,
Mon silence avait deux raisons. Une absurde, et l’autre dramatique.
Je n’avais pas votre adresse à Kitzbühel d’où j’arrive.
Francine a été très malade. Deux pneumonies de suite. 5 semaines à la chambre et le docteur 3 fois par jour.
Par chance nous avons pu la ramener au Cap où elle semble revivre.
Ouf ! Je suis heureux de vous apprendre le mal avec le bien.
Et je vous embrasse,
Jean
132. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 16 avril 1954].
Très chère Mary,
Ce festival de Cannes était une foire d’empoigne[224]. Il me fut difficile de lui donner quelque grâce. J’en suis éreinté. Le repos même me fatigue, mais Francine se porte mieux. Doudou est superbe et mes forces reviennent en cachette. Peut-être irons-nous à Séville. Je me le demande. Les tempêtes sévissent partout.
Cette feuille est un simple signe de ma fidélité.
Jean
133. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 10 mai 1954.
Chère Mary,
Je rentre de la féérie de Séville où il pleuvait sur les cavaliers, les calèches et les gitanes. Je prépare une étude sur les arènes[225]. Je suis heureux de vous savoir dans un cercle amical. Racontez-moi Bacchus et les E[nfants]T[erribles]. La Machine infernale vient de remporter à Hambourg un incroyable triomphe. L’Allemagne est le seul pays qui éprouve encore le théâtre au lieu de chercher à s’y distraire.
Francine se porte mieux et vous embrasse ainsi que Cégeste et, cela va sans dire, que moi !
Jean
[P.S. :] Parlez-moi de votre travail.
134. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck également du 10 mai 1954].
Chère Mary,
Je venais de vous écrire à Londres lorsque votre lettre m’arrive. Je suis accablé de travail et de tristesse à cause de ce qui se passe dans le monde. Une terrible vague d’actualité douche l’inactualité qui s’obstine. La Machine Infernale vient de remporter un incroyable triomphe à Hambourg. Pourquoi ces zones ? Pourquoi la contagion d’enthousiasme se pose-t-elle sur un lieu et ne se pose pas sur un autre ? Nous vivons dans d’étranges ténèbres. Santo Sospir déborde de fleurs comme le vieux Séville. Je pense à vous et à votre douce amitié, si haute.
Je vous embrasse,
Jean
135. Lettre datée du 21 mai 1954.
Dear Mary,
Je suis heureux d’apprendre que les choses se déroulent bien à Newcastle. On me demande ce que vient faire le catholicisme dans cette affaire. Cela n’a jamais gêné les centres catholiques d’Allemagne. Pourriez-vous remercier de ma part les artistes ? Ce que vous dites des Chevaliers ne m’étonne pas[226]. J’en avais parlé avec Auden et je m’étais rendu compte qu’il avait tiré la couverture à lui.
Je remue dans cette époque difficile afin d’en éviter les ondes trompeuses comme une cape de torero.
Je vous embrasse,
Jean
136. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 26 juillet 1954.
Chère Mary,
Le coup était dur et la convalescence sera longue[227]. Mais pour l’amitié, le cœur n’est pas malade.
Je vous embrasse, encore très faible,
Jean
137. Lettre datée du 9 septembre 1954.
Ma bien chère Mary,
Vous avez raison. Le silence n’en est pas un et on soigne le cœur pour qu’il serve le plus longtemps possible.
J’ai reçu le programme d’Édimbourg et de nombreuses lettres de Juliette Duff[228] et des organisateurs. Ils m’ont l’air d’avoir fait un gros effort.
Je vous embrasse et n’ose désobéir à la médecine qui n’aime pas que j’écrive,
Jean
138. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 27 octobre 1954].
Très chère Mary,
Toujours sur cette côte de soleil et de solitude. Je crois de plus en plus que les hautes œuvres sont faites pour peu de monde et qu’il est fou de vouloir monter avec elles sur l’estrade de Miss Europe. Je me consacre donc à des poèmes et à des pastels. Je me perdrais volontairement en marge du vacarme de l’actualité. La Machine Infernale remporte à Paris un succès immense, mais elle s’adresse à un public qui s’épuise vite. Cela ne peut profiter du malentendu des Parents Terribles. Racontez-nous Londres et l’Écosse. Ici, je ne m’intéresse qu’aux soucoupes volantes.
Je vous embrasse,
Jean
139. Lettre datée du 8 novembre 1954.
Ma chère Mary,
Votre fée-ramoneur est très bien (sauf dans le sens du mot fée dans votre langue[229]). Un petit garçon disait de l’ascenseur de l’hôtel à Cecil Beaton : « Monsieur, est-ce vrai que vous êtes une fée ? »
Ici, je dessine et dessine. Je crève de fatigue debout devant les tables et les pastels me couvrent de la tête aux pieds.
Certes, chère Mary. Rien ne s’explique. Ce serait trop simple et les soucoupes volantes pourraient se poser sans crainte chez les sauvages que nous sommes.
Matisse vient d’éteindre son soleil à côté de nous[230]. Je le porte en terre lundi matin. Colette[231], Matisse : à suivre.
Je vous embrasse,
Jean
140. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 17 novembre 1954].
Chère Mary,
Tout cela est très compliqué et peu clair. Vous savez bien que ma pièce [Bacchus] est un organisme comme mes poèmes et que si on change et coupe, cet organisme cesse de vivre et se change en « physionomie ». En outre, le cardinal romain doit être très jeune – il n’a pas 40 ans – sinon la pièce est incompréhensible. C’est sa jeunesse qui l’attire vers Hans et lui permet de comprendre ce qui se passe. Méfions-nous d’un échec qui sera décisif et fatal. Je me méfie terriblement des personnes qui croient savoir mieux que nous. Ronald Duncan[232] croyait savoir mieux que moi et sans Miss Herlie[233], il me faisait le même désastre qu’à New York[234]. Mieux vaut ne pas être joué que déformé.
Je vous embrasse,
Jean
[P.S. :] La semaine prochaine à Paris au Palais Royal.
141. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt et datée de 1954-1955 [le 1er janvier 1955].
Chère Mary,
À cheval sur deux années je galope vers vous et vous souhaite mille et une bonne choses. Il y a toujours une plus efficace que les mille.
Je vous embrasse,
Jean
142. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 10 janvier 1955.
Chère Mary,
Le livre[235] de Margaret Crosland apporte sa haute pierre d’erreur à la pyramide au centre de laquelle mes secrets dorment[236]. Même le choix photographique est une erreur.
Les articles de C. et de N. sont fort ridicules. L’académie était indispensable pour rendre l’affaire insoluble et pour m’éloigner davantage des imbéciles « modernes »[237].
Je vous embrasse,
Jean
143. Lettre envoyée de Saint-Moritz le 2 mars 1955.
Très chère Mary,
Ne me parlez plus de ces conneries anglaises[238]. L’académie est à mes yeux une chose très grave et le seul moyen qui me reste pour me débarrasser des imbéciles qui croient que la gauche porte un costume de gauche. Je rentre demain pour cette élection, ne sachant pas du tout si je serai élu[239].
Je vous embrasse,
Jean
[P.S. :] Si vous écrivez un jour à XXX[240] de cet article, vous pouvez lui dire que je lui crache à la figure et lui botte le derrière. Ce sont ce genre de personnes qui font la honte de cette malheureuse planète.
144. Lettre avec un dessin en surimposition et datée de la « Saint-Jean », le 15 mars 1955.
Chère Mary,
Mon silence venait du terrible travail de ce discours académique et d’une masse de lettres à répondre. Vous le savez, on répond davantage et plus vite à ceux que la poste du cœur ne renseigne pas.
Je vous embrasse,
Jean
145. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 2 août 1955.
Ma chère Mary,
Je rentre de Saint-Moritz[241] où j’essayais des montagnes et des neiges, mais même Nietzsche y reste Nietzsche et seul Zarathoustra devient un peu suisse. Bref, tel j’étais, tel je reste – c’est-à-dire de santé douteuse et de cœur solide pour les amis. Ne doutez jamais d’une affection qui s’exprime très mal parce qu’elle souffre de mes vicissitudes innombrables. À l’heure actuelle c’est le discours de l’Académie belge sur Colette qui me semble être un de ces pics infranchissables de l’Engadine[242]. On m’a beaucoup trop confondu avec un élan des neiges. En vérité je me trouve très très lourd.
Je vous embrasse,
Jean
146. Lettre non datée [datée par Mary Hoeck du 1er novembre 1955].
Dear Mary,
Après tous ces uniformes et toutes ces épées, tous ces tambours et cortèges, bref après m’être déguisé en douanier pour passer des paroles interdites à la barbe des douaniers véritables, je retrouve un peu de calme et vous embrasse.[243]
J’ai envoyé à Margaret Crosland un dessin pour la couverture de Portraits-Souvenir[244], mais elle écrit si mal son adresse que je crains les postes. Ne pourriez-vous pas la voir, me rassurer (vous savez que ceux à qui on a envoyé quelque chose – sauf vous – ne répondent jamais) et lui donner cet autre dessin qui dans sa vitesse a quelque charme. Racontez-moi ce qui se passe de neuf à Londres. J’ai beaucoup aimé l’éditorial de Beaverbrook[245] (Herald) : « Poet stops the traffic. » Comme vous n’êtes pas le trafic, rien ne s’arrête entre nous et je vous embrasse,
Jean
147. Lettre avec un dessin datée de « Noël 1955 ».
Ma bien chère Mary,
Il suffira de mon accord et signifier à M. Peyraud. Si vous estimez « en votre âme et conscience » – c’est la formule du tribunal – que Bacchus doit être joué, j’accepte[246]. Dites-le à Roy Walter[247]. Je vous salue et vous embrasse à la française,
Jean
148. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 17 janvier 1956.
Chère Mary,
Laissons faire ces esprits légers qui se chargent de rendre le poète malheureux et heureux. Ils commandent. Le reste est un domaine cérébral où je me trouve vite perdu.
Tendresses,
Jean
149. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 29 janvier 1956.
J’aimerais voir Bacchus dans une église. Il retrouverait sa vraie place[248].
Nous partons le 3 pour St Moritz, sous l’aile noire de Nietzsche.
Je vous embrasse,
Jean
150. Lettre envoyée de Saint-Moritz le 23 février 1956.
Ma chère Mary,
Je n’ai ni dessins ni photographies. Je les avais mais elles sont perdues dans la masse effrayante de mes souvenirs. C’est la peau morte qui encombre les armoires.
Naturellement, je vous autorise à publier Opium et Thomas, mais prenez garde. Il me semble que Thomas n’est pas libre. Écrivez à Mme Bourgeois aux bons soins de M. Peyraud, 3 avenue Drouot à Paris.
Je vous remercie et vous embrasse,
Jean
151. Lettre datée du 24 avril 1956.
Festival archi-mode « comme atmosphère »[249].
Ma chère Mary,
J’ai tout de suite écrit à Claude Gallimard. Dites à Peter Owen que je ferai tout afin que ses projets aboutissent.
Excusez-moi d’écrire si peu et si court mais je me suis embarqué dans un considérable travail mural à la mairie de Menton et la chapelle des pêcheurs de Villefranche.
Je vous embrasse,
Jean
152. * Lettre avec un dessin au crayon du visage de Cocteau en académicien d’Oxford ou en « élève ayant réussi aux examens » en arrière-fond et datée du 7 mai 1956.
Chère Mary,
J’aurai donc la robe jaune et la toque[250]. Je prépare mon discours à la jeunesse d’Oxford et j’embrasse en vous cette Grande-Bretagne qui me décerne le plus grand honneur auquel je puisse prétendre.
Jean [étoile]
P.S. Ce qui m’étonne c’est que les livres de Rosamond m’avaient enchanté par leur tendresse[251].
153. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 8 juillet 1956.
Je suis content que l’affaire Thomas soit enfin résolue[252]. Méfiez-vous de ce petit livre qui doit être très dur et presque anti-militariste et anti-guerrier. Il y a aussi des expressions toutes faites, une sorte d’argot parisien de Madame Valiche sur lesquels on se trompe dans une langue étrangère. Vous connaissez le mot de Gide : « Thomas c’est l’enfant qui joue à cheval et devient cheval. » Il ne faut surtout pas amollir les courbes et conserver le style dur et antipoétique.
C’est ce style antipoétique auquel je tiens plus que tout qui fait reprocher à Rosamond la dureté de mes Enfants car la pureté est avant tout dure comme le métal et la glace. L’affaire Thomas est en quelque sorte le procès-verbal d’une « histoire » qui se greffe sur l’Histoire.
Oxford était admirable, un vrai bain de noblesse et de style[253].
Je vous embrasse,
Jean
154. * Lettre avec un dessin au crayon rouge du visage d’un faune en arrière-fond, envoyée de la villa Santo Sospir le lundi 12 [novembre 1956]
Ma chère Marie,
Je suis heureux de votre lettre. Malgré le drame universel et l’emploi du mensonge comme arme offensive, j’ai la chance de vivre dans un véhicule intemporel téléguidé par l’esprit à travers les siècles. (La chapelle[254].)
Sur mes échafaudages, rien de l’extérieur ne pénètre et j’habite seul avec ceux auxquels je pense et les figures auxquelles je communique mon message.
Souvent entre terre et ciel, je pense à vous et à votre cœur fidèle.
Jean [étoile]
[En haut de la lettre :] Il serait drôle que les Russes nous jugeassent comme criminels de guerre[255] !
[Dans la marge gauche de la lettre :] J’emploie le mot léger dans le sens nietzschéen du terme. Rien de plus lourd que cette légèreté-là.
155. Dessin non daté [1956-1957].
Chère Mary,
Faites joyeusement le saut idéologique entre le chiffre 6/et le nombre 7.
Je vous embrasse,
Jean
156. Lettre envoyée du 36 rue de Montpensier le 7 décembre 1957.
Ma chère Mary,
Où êtes-vous dans la brume de cette étrange époque où des chiennes mortes font le tour du monde[256] ?
J’aimerais un signe ou un cygne.
Votre
Jean
157. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 14 juillet 1958.
Chère Mary,
Je traverse un « tunnel » et votre bonne lettre tombe à pic. Je n’ai plus de goût que pour les choses du cœur.
Votre
Jean
158. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 11 décembre [1958].
Ma très chère Mary,
J’ai traversé plusieurs fois le fleuve des morts depuis vos dernières nouvelles. J’en arrive à me demander si l’encre n’est pas faite avec l’eau noire de ce fleuve.
Je me console en devenant un humble ouvrier qui travaille de ses mains et laisse son esprit tranquille.
J’expose mes poteries au 6 rue Bonaparte [257] et je sculpte une crèche de Noël[258].
Je vous embrasse,
Jean Cocteau.
159. Dessin non daté [datée par Mary Hoeck du 5 janvier 1959].
Tendre salut au bord de l’an (neuf
(9.
Jean
160. Lettre accompagnée d’un dessin le 2 septembre 1959.
Dear Mary,
Dans 4 jours je plonge à pic dans l’eau sombre et mystérieuse (et froide) de mon film [Le Testament d’Orphée]. Pensez à moi et priez pour moi.
Jean
161. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 13 juillet 1961.
Ma très chère Mary,
Ce long silence n’a que l’air du silence et je parle souvent avec vous. Mille besognes absurdes paralysent mon vrai travail : la mise au point définitive du Requiem[259].
Je ne saurais vivre sans les fantômes de mes amis et sans rêver qu’ils se matérialisent[260].
Il est possible que je doive me rendre à Londres pour placer les candélabres de Notre-Dame-de-France. Vous serez la première à qui je ferai signe[261].
Votre
Jean
162. Lettre datée du 9 avril 1962.
La mort doit donner de grandes fêtes où elle invite nos amis[262]. Voilà 10 ans que le jeu de massacre fonctionne après une période où la « génération » ne concernait pas les âges mais un ensemble d’individus qui forment une famille et qui vivaient dans un calme relatif. J’imagine votre solitude d’après la mienne. On nous ampute d’une âme et il faut attendre que la plaie cicatrise et que le simulacre nerveux d’un membre remplace le membre absent. (L’âme absente.) Vous retrouverez Laelia – mais cette rencontre sera définitive. Souvent Radiguet me visite. Je lui demande conseil et comme je sais ce qu’il doit me répondre il me répond. J’ai beaucoup de peine pour vous et je vous enverrai mon fantôme au crématoire et Laelia vivra avec nous comme la mère de Bernard Shaw.
Je vous embrasse,
Jean
163. Lettre envoyée de la villa Santo Sospir le 3 mars 1963.
Dear Mary,
Votre lettre m’arrive en même temps qu’une lettre de Van Loewen qui me parle de cette traductrice de La Difficulté d’Être. Comme ce livre est très difficile à traduire, j’aimerais avoir votre opinion secrète sur elle[263].
Je suis accablé par le considérable travail de la chapelle du Saint-Sépulcre à Fréjus[264] et par mille complications d’ordre intime[265].
Je vous embrasse de tout cœur,
Jean Cocteau
[P.S. :] La mort de Poulenc m’a porté un coup terrible[266]. Il allait tirer un opéra de la Machine Infernale[267].
164. Lettre envoyée de Milly-la-Forêt le 17 septembre 1963.
Ma chère Mary,
Non, le Palais-Royal n’est pas à vendre et vous avez dû vous tromper de porte. J’habite à Milly où les médecins me soignent – empoisonné par les antibiotiques. Ces remèdes tuent la mort, mais ne nous aident pas à vivre.
Il est probable que fin octobre j’irai à Fréjus pour envisager les dates de mon travail et à la chapelle du Saint-Sépulcre de Jérusalem.
De tout mon pauvre cœur,
Votre
Jean
[1] Il s’agit de l’anthologie composée par Cocteau lui-même sous le titre Morceaux choisis (Gallimard, 1932).
[2] Alors que la toute première lettre de Mary Hoeck à Cocteau n’a pas été retrouvée, plusieurs lettres datant du mois de décembre 1948 évoquent son émotion d’avoir reçu une réponse à sa première missive. Le 9 décembre 1948, elle écrit : « […] je ne vous écris à présent que pour vous dire merci. Votre lettre m’a rendu la vie de l’esprit et je ne puis pas encore y répondre… » et indique qu’elle est une femme de 54 ans qui a été éduquée en partie par une poétesse française ce qui l’a incitée à nourrir un projet de devenir elle-même écrivaine, projet qu’elle a dû abandonner lorsqu’elle avait à peu près dix-huit ans. Elle précise également son nom : Mary Camden Hoeck et se dit profondément anglaise. Elle n’a commencé à lire des œuvres de Cocteau que depuis peu de temps et a instantanément été subjuguée par sa poésie.
[3] Cocteau est rentré le 12 janvier d’un voyage aux États-Unis. Il en tirera la Lettre aux Américains publiée quelques mois plus tard chez Grasset.
[4] Le 28 décembre 1948, Mary lui a envoyé sa traduction de La Crucifixion : « Jamais, jamais, je n’ai rien ressenti comme la force de cet immense fleuve par lequel j’ai été emportée en lisant puis en traduisant votre œuvre. » Par le même courrier, elle lui confie qu’hormis l’œuvre de William Blake, The Hound of Heaven de Lewis Thompson et The Waste Land de T.S. Eliot, elle considère qu’il n’existe pas de vraie poésie en Angleterre. Cette mention d’Eliot dans leur correspondance est donc très précoce. Cocteau n’hésitera pas à conseiller ultérieurement à Mary Hoeck de consulter l’écrivain britannique pour évaluer ses traductions.
[5] Publié en 1947 chez Paul Morihien. Il faudra attendre 1966 pour que paraisse la traduction d’Elizabeth Sprigge sous le titre The Difficulty of Being (Peter Owen éditeur)
[6] Édith Sitwell (1887-1964), poétesse anglaise que Cocteau a connue dès le début des années 1920. Sitwell a très tôt reconnu le génie de Cocteau. On peut noter des parentés entre certaines œuvres des deux poètes (Parade et Façade par exemple). Voir Olivier Rauch, op. cit., p. 52-54.
[7] Le 28 décembre, Mary avait demandé à Cocteau s’il lui semblait opportun de soumettre sa traduction de La Crucifixion à Charles Morgan. Charles Morgan (1894-1958) est un écrivain britannique, auteur de romans, pièces de théâtre et essais, président du Pen Club de 1954 à 1956. Francophone et francophile, il a été élu à l’Académie des Sciences Morales et Politiques de l’Institut en 1949.
[8] Le peintre et décorateur Christian Bérard (né en 1902) avec lequel Cocteau est indéfectiblement lié depuis la fin des années 1920 est mort d’une crise cardiaque dans la nuit du 11 au 12 février 1949. Mary répondra à cette nouvelle le 24 février : « Mon très cher ami, Je voudrais essayer de vous consoler, mais je sais que c’est inutile. D’abord la douleur ne se détache pas d’une autre ; au mieux on peut faire comme un petit espace entre la douleur et celui qui souffre pour que l’air y circule et que le bât ne blesse pas si fort. Je voudrais prendre cette douleur entre mes mains et y faire reluire s’il se peut ses lueurs d’outre-tombe qui relient les évènements de ce monde à la qualité essentielle de l’Éternité. Puis-je vous répéter des mots qui m’ont été écrits quand mon oncle bien aimé est mort ? Pour moi, c’était la plus grande perte de ma vie. Il était musicien et un ami écrit : “Il rentre à présent dans cette Beauté qu’il a toujours exprimée pour nous…” »
[9] George Solomos, alias Thémistocle Hoetis (1925-2010) est un éditeur, écrivain et cinéaste américain d’origine grecque. La revue Zero qu’il a fondée avec Albert Beneviste, a accueilli les signatures de James Baldwin, Samuel Beckett, Paul Bowles, Jean-Paul Sartre, Gore Vidal… Mary va en effet écrire à Hoetis. Benveniste lui répondra en déclinant la proposition sous le prétexte que la revue ne publie pas de traduction.
[10] D’emblée, Mary propose à Cocteau que ces traductions puissent faire l’objet d’une publication.
[11] Du 9 mars au 15 mai 1949, Cocteau entame une tournée théâtrale en Égypte, au Liban et en Turquie et va cesser d’écrire à Mary qui va très mal vivre ce silence. Elle le lui avouera dans sa lettre du 27 janvier 1950 : « Je vous demande une chose : si vous quittez la France et que vous me laissez sans lettres comme l’année dernière pendant les mois de mars, avril et mai, voulez-vous s’il vous plaît me prévenir d’avance. L’année dernière je croyais que je deviendrais folle (c’est la vérité absolue, pas une simple expression). »
[12] Il s’agit du poème « Habile est une hermine… » (OPC, p. 708-709) paru dans Poésies 1946-1947 (Éditions Jean-Jacques Pauvert, 1947).
[13] Le 10 juin, Mary lui répondra : « Vous dites que vous m’aimez. Vous savez déjà que je vous aime… »
[14] Cette lettre est absente du corpus de transcriptions de Mary.
[15] Mary répondra à cette lettre le 26 juin : « J’ai été volontairement morte depuis vingt ans et à présent il pleut des anges autour de moi. »
[16] Dans une lettre de juin 1949, non datée précisément, Mary lui écrit : « Je crois que sous peu il vous viendra une forme nouvelle aussi simple que les anciens poèmes parlés au commencement du monde. »
[17] Début juillet, Cocteau participe au Festival du Film et des Beaux-Arts à Knokke-le-Zoute en Belgique.
[18] Le 10 juillet, Mary lui annonce qu’elle compte faire un voyage à Nice du 2 au 24 septembre.
[19] Cocteau présidera le « Festival du film maudit » organisé par le groupe « Objectif 49 » à Biarritz du 29 juillet au 5 août 1949. Voir Frédéric Gimello-Mesplomb, Objectif 49 : Cocteau et la nouvelle avant-garde, Paris, Séguier 2013.
[20] Mary va effectuer une visite à Picasso qu’elle relate dans une lettre du 9 octobre 1949 : « Le dernier vendredi que j’ai passé en France, j’ai vu Picasso (…) Je me suis rendue à Vallauris à l’exposition des poteries et encore je n’avais pas l’intention d’aller chez Picasso puisqu’il ne m’avait pas répondu. Mais en voyant les autres personnes qui se rendaient chez lui, je me suis décidée qu’il fallait que j’aille le voir. Qu’il est charmant ! Je ne m’y attendais pas du tout ! Quelle vie ! Quels yeux ! Si vous voulez savoir comment je serais morte, Picasso pourra vous le dire. Il m’a regardé à travers la chair jusqu’à la moelle des os ! Je n’ai jamais senti un tel regard. Je comprends bien que même vous, vous l’ayez pris comme maître. »
[21] Le poème « Joueurs dormant à l’hombre » fait partie du recueil Opéra (OPC, p. 519).
[22] Mary s’est rendue au festival d’Édimbourg où le ballet Le Jeune Homme et la Mort est donné. Le programme présente cette œuvre comme « deliberately shocking ». Le texte de cette présentation est d’Arnold Haskell (1903-1980), critique de danse. Mary remarquera que, s’il avait voulu dire que ce ballet « produit un choc », il n’aurait pas utilisé le mot « shocking » qui veut dire choquant au sens de révoltant (lettre du 21 octobre 1949).
[23] Cocteau, La Difficulté d’être, « D’un mimodrame », Éditions Paul Morihien, 1947, p. 242-258.
[24] Mary a séjourné à l’hôtel-pension Les Flots d’Azur sur la promenade des Anglais du 6 au 24 septembre 1949. Il s’agit très certainement de la lettre du 17 septembre 1949 conservée à la BHVP. Toutefois, Mary évoquera plus tard « ses » lettres de Nice, ce qui laisse entendre que ce ne fut pas la seule.
[25] Le tournage du film Orphée a commencé le 10 septembre 1949 et s’achèvera le 17 novembre.
[26] Dans une lettre du 16 octobre, Mary a expliqué longuement comment elle a été envoutée par cet homme qu’elle surnomme « Merlin » sans révéler sa véritable identité et qui, d’après ce qu’on peut déduire, a été le seul homme qu’elle ait connu intimement.
[27] Ce paragraphe et cette lettre tout entière, empreints d’ambiguïté, ont dû plonger Mary dans un abîme de perplexité, puisqu’elle lui répond le 21 octobre : « Je viens de recevoir votre lettre. Depuis que je l’ai reçue, j’y réponds tout le temps, tout le jour, toute la nuit, mais il ne me reste plus de mots à présent. Je ne la mérite pas. Je la reçois comme les Saints doivent recevoir la grâce de Dieu, en ouvrant le cœur, sachant bien que c’est tout ce qu’on peut faire en toute humilité. »
[28] Mary répondra le 31 octobre 1949 : « Mais pour revenir à votre lettre, je n’ai pas été choquée par votre phrase, tout simplement je ne la comprenais pas “l’art consiste à abîmer les matières”. Je comprends maintenant, merci ! Je suis parfois bien stupide, même souvent. »
[29] Mary a signé sa lettre du 21 octobre : « Votre Marie », en ajoutant entre parenthèses : « J’aime bien être “Marie” pour vous comme je l’étais au couvent St André de Bruges. »
[30] La première de cette reprise a eu lieu au théâtre de la Madeleine le 29 octobre 1949, dans une mise en scène de Jean Wahl, avec Jean Marais et Valentine Tessier dans les rôles principaux.
[31] Cocteau utilise à plusieurs reprises cette image de sa correspondante agissant à distance (ici il parle de « conseils », ailleurs ce seront les « ondes »), ce qui plonge Mary dans l’extase mais aussi dans l’expectative. Le 8 novembre elle lui répondra : « Croyez-vous vraiment que je puisse vous aider avec Orphée ou le dites-vous pour me plaire ? S’il semble que je vous aide, c’est que vous êtes à l’aise dans mon cœur et que vous savez que j’ai une confiance absolue en ce que vous faites et ce que vous êtes. »
[32] Dans sa lettre du 6 novembre, Mary propose de traduire à nouveau ces deux pièces et de faire le lien avec les organisateurs du festival.
[33] Le tournage du film de Jean-Pierre Melville aura lieu en décembre 1949. Voir Claude Pinoteau, Derrière la caméra avec Jean Cocteau, entretien avec Monique Bourdin, Horizon illimité, 2003, p. 115.
[34] Ce projet n’a pas eu de suite,
[35] Cocteau contribuera à la création du ballet Phèdre à l’Opéra de Parisle 14 juin 1950, en préparant les décors, les costumes et la mise en scène. Voir la notice de Pierre Caizergues (dans TC, p. 1609-1610).
[36] Le 8 novembre, Mary lui a envoyé le projet d’article pour la revue L’Écran du Monde. À la réception de cet avis, Mary lui écrira. « Oui, l’étude est atroce. Déchirez-la en mille morceaux » (lettre du 20 novembre 1949).
[37] Robert Goffin (1898-1984), poète et écrivain belge qui est co-auteur du numéro spécial de la revue belge Empreintes consacré à Cocteau en 1950.
[38] Mary de Hoeck [sic], « En traduisant Cocteau », Empreintes, art. cit. Elle participera en effet à cet ouvrage avec un article où elle reprend de nombreux thèmes chers au poète : « [Cocteau] s’est à la fois rendu visible et invisible », « Toujours, chez Cocteau, l’âme emploie le corps », « Nouée au poète par “des fils de la Vierge plus solides que des câbles de marine”, [la traductrice] interprète des poèmes qui se passent dans une seconde vie, qui demandent – qui exigent- une seconde mort personnelle… »
[39] Elle choisira le poème « Le Péché originel », qui ne semble figurer ni dans les éditions ultérieures des poésies de Cocteau, ni dans les Œuvres poétiques complètes (OPC).
[40] Dans sa lettre du 4 décembre 1949 qu’elle commence par « Jean mon bien-aimé », Mary écrit : « Votre dernière lettre me semble cacher un malaise. Est-ce de l’âme ou du corps ? Ai-je dit quelque chose qui vous a déplu ? »
[41] Réaction de Mary : « Édimbourg ne vous mérite pas. »
[42] Mary lui répondra dans une lettre non datée : « Votre lettre où vous me disiez que vous “rêviez de rêver et de dormir pour de bon” m’a fait de la peine, bien plus de peine que ne puis comprendre. C’était comme si vous vous éloigniez. »
[43] Dans une lettre du 20 novembre, Mary fait une description très négative de sa ville et de ses habitants :« Ville grise à vous fendre le cœur, ville à parapluies. » Elle ajoute à propos du festival d’Édimbourg et des spectacles en général : « Les films et le théâtre sont vus comme enfants du démon, ce qui n’empêche pas les Écossais de se rendre à l’église imbibés de whisky. »
[44] Au sujet de la traduction des Chevaliers de la Table Ronde par Mary Hoeck et les atermoiements de Cocteau, voir la présentation d’Olivier Rauch en introduction à cette correspondance.
[45] Nicole Stéphane est née en 1923 et Édouard Dermit en 1925. Le roman Les Enfants Terribles a été écrit pendant l’hiver 1928-29.
[46] Au cours de ce mois de décembre, Mary a envoyé à Jean deux lettres très longues que l’on pourrait qualifier de lettres d’amour par lesquelles elle fait part de ses « phantasmes » intimes dans lesquels Cocteau serait partie prenante. De toute évidence, il ne semble pas calmer ses ardeurs et au contraire l’encourage à continuer à lui faire part de ses désirs.
[47] Dans une lettre non datée, Mary a annoncé à Jean qu’elle se mettait à la traduction de Léone. Le 26 décembre elle confirmera : « Je traduis Léone. Je vis à l’intérieur de Léone, dans ce domaine du sommeil où notre rencontre aura toujours lieu. »
[48] Dans sa réponse en date du 2 janvier 1950, Mary s’adresse d’abord aux chats et au chien.
[49] Mary souffre beaucoup de ne pas pouvoir rencontrer Cocteau. À plusieurs reprises, elle l’a invité à Édimbourg.
[50] Mary lui avait demandé le 2 janvier : « Avez-vous un chat siamois ? Je les préfère de tous. »
[51] Le 3 janvier Mary lui a écrit : « Je viens de traduire le vers 71 de Léone… Je découvre ce qui s’est passé en vous… » .Nous supposons qu’il s’agit de la strophe LXXI.
[52] Il s’agit de trois lettres datées « lundi » (9 janvier) et « mardi » (10 janvier) et du 12 janvier, chacune de deux feuillets. Au total, Mary aura écrit 9 lettres toutes assez longues pendant le seul mois de janvier 1950.
[53] Stephen Spender (1909-1995) est un écrivain britannique, engagé à gauche et proche des écrivains William Auden et Christopher Isherwood. Spender et Cocteau se connaissent depuis l’entre-deux guerres et se revoient régulièrement dès que Spender fait escale en France. Mary avait demandé à Jean s’il aimait « ce groupe Spender, Isherwood, Auden, Mc Neire ».
[54] Il s’agit d’une pièce intitulée L’Arbre. Mary ne donne pas davantage de références.
[55] Un Tramway nommé Désir de Tennessee Williams, adapté par Cocteau d’après une traduction de Paule de Beaumont est joué au théâtre Édouard VII à Paris depuis le 17 octobre 1949, dans une mise en scène de Raymond Rouleau avec Arletty dans le rôle de Blanche du Bois et Yves Vincent dans celui de Stanley.
[56] Mary lui a envoyé deux photographies d’elle : une contemporaine et une autre prise lorsqu’elle avait une vingtaine d’années. Seule cette dernière demeure dans les archives conservées à la BHVP.
[57] Mary qui meurt d’impatience de rencontrer son cher poète, a programmé une visite en France pour la mi-avril (lettre du 18 janvier).
[58] Pour ce discours de Cocteau sur la poésie qui a lieu au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles le 27 janvier 1950, voir David Gullentops, « Me voilà presque belge… Jean Cocteau et sa relation avec la Belgique », dans Pierre Caizergues, Jean Cocteau, 40 ans après, Actes du colloque du Centre Pompidou (octobre 2003), Montpellier-Paris, co-édition du Centre Pompidou et du Centre d’Étude du XXe siècle de l’Université Paul-Valéry, 2005, p. 303-323.
[59] Mary demande très souvent des nouvelles de la santé de Jean. Cette lettre a été écrite une semaine après celle que Mary lui a envoyée le 22 janvier. Il est caractéristique que Cocteau ne fasse aucune allusion à des aveux qui auraient peut-être mérité une réaction. En effet, Mary ne cesse de se dévaloriser : « Je viens d’une race qui se critique si fort qu’elle ne fait rien. » Elle dit avoir eu un oncle musicien qui, en se dévalorisant, a finalement fait très peu. Ou encore : « Mon père gâtait tout ce qu’il faisait. »
[60] Le 2 février, Mary lui répond : « Non, je ne vous plaindrai pas. Je vous embrasserai tout simplement – mais il est si doux, si doux que vous me le demandiez. Vous m’avez nouée ensemble, esprit, âme, cœur et corps et vous me nouez à vous, au moyen de ces seules confidences et tendresses, comme si nous nous étions connus intimement depuis toujours. »
[61] Est-ce parce que Cocteau a reçu une nouvelle lettre d’amour de Mary datée du 3 février qu’il réagit (enfin oserait-on dire) ? En tout cas, cette remarque provoquera une réponse d’une lucidité nécessaire. Mary lui répond le dimanche 19 février : « Ce que je désirais, c’était l’impossible, ce que je trouve c’est le tout proche : il se peut que je le perde mais je l’aurai vu… ondes, musique, amour, poésie, tragédie s’interpénètrent. On reste soulagé et déchiré en même temps […] J’aurais dû détruire la lettre de la semaine dernière. […] Il ne faut plus que je vous envoie d’aussi longues lettres. J’apprendrai peut-être l’économie des mots. »
[62] Dans une lettre non datée, Mary a écrit : « Aidez-moi. Mais vous êtes toujours là et vous m’aidez tout le temps. »
[63] Mary l’a informé qu’elle s’est procuré Maalesh et qu’elle le lisait.
[64] Cocteau réagit à la question récurrente chez Mary Hoeck : « Ma lettre vous a-t-elle agacé ? » (lettre du 12 février). Ce jeu par courrier interposé atteint son acmé depuis décembre 1949.
[65] Cocteau essaie enfin de calmer les ardeurs de Mary qui ont pris un tour de plus en plus pressant. Mary comprend le message en répondant le 27 février : « Merci cher Jean de m’avoir grondée et conseillé d’être forte. »
[66] Mary a entrepris de traduire la pièce. Elle joint son travail en cours en plusieurs envois successifs.
[67] Lors de son séjour à Corsier-sur-Vevey pendant l’été et l’automne 1934, Cocteau a pu écouter des fanfares de Purcell que son hôte, Igor Markevitch, lui a fait découvrir.
[68] Cocteau répond de cette façon aux questions que Mary lui a posées le 26 février après que Laurence Dimier lui a révélé l’homosexualité du poète. Voir la présentation d’Olivier Rauch précédant l’édition de cette correspondance.
[69] Le 11 mars, Mary lui demandera : « Vous ne boitez plus, vraiment. Les autos à Paris sont criminelles. Ici tout est lent. »
[70] Cocteau répond ici à la fin de la lettre de Mary du 26 février : « Il y a une chose dont j’étais certaine pendant ce temps où les murs chancelaient – même si cela avait été vrai, ma tendresse était intacte – il n’y avait pas un mot de mes lettres à reprendre. » Cet échange est essentiel pour comprendre la suite de la correspondance qui change de nature mais pas en intensité de la part de Mary. Le 5 mars, elle explique à Cocteau qu’elle a reçu une lettre de Laurence qui la conjurait de ne pas abandonner les traductions du poète, chose que Mary n’avait jamais envisagée. Elle écrit toutefois à Cocteau : « J’ai pensé toute la journée à vous, en me demandant ce que notre amitié a vraiment pu dire pour vous. Je comprends un peu. » Et un peu plus loin : « Jean, dites-moi vite que vous vous portez bien, que je ne vous ai pas fait mal. Jean, dites-moi que vous m’aimez encore une fois. »
[71] La table d’écoute Moritone était utilisée pour la synchronisation et le montage des films.
[72] À propos de Renaud et Armide, Mary informe Jean qu’elle a demandé conseil à John Laurie, acteur shakespearien qui lui suggère de conserver une versification en anglais pour les scènes majeures et adopter une versification plus libre pour les autres passages (lettre du 25 mars 1950). Dans le même courrier, elle confirme sa venue à Milly.
[73] Pour l’épisode des sous-titres, voir la présentation d’Olivier Rauch précédant l’édition de cette correspondance.
[74] Cocteau évoque ici l’un des deux photomontages réalisés par Harold pour deux affiches différentes du film Orphée.
[75] Il s’agit du film Orphée.
[76] Mary, qui n’est pas avare de superlatifs et de comparaisons osés, lui écrit le 2 avril : « Orphée, c’est le commencement d’une ère nouvelle pour l’esprit humain. C’est le point où la race humaine commence à remonter. »
[77] Le 6 avril, Mary a écrit pour proposer la date du dimanche 16 avril pour sa venue à Milly. Visiblement cette rencontre a eu un double effet. Enchantement : « Je vois Milly tout le temps et ce refrain de beauté reviendra toujours », mais lucidité et déception surtout. Mary Hoeck reviendra à de multiples reprises sur cette visite qu’elle redoutait et qui l’a désappointée. Elle n’aura de cesse d’être rassurée par Jean. « Je tâcherai de comprendre mieux, de réagir mieux, d’être surtout maître de moi-même… » écrit-elle le 19 avril. Le 16 mai, elle reviendra sur cette visite : « Jean, je suis venue à Milly surtout pour voir si vous aviez un peu besoin de mon existence. Il me semblait que c’était “non”. Si c’était “non”, alors je me disais : “je ne veux plus exister, il faut qu’il soit possible de refuser l’existence”. »
[78] Rappelons que Cocteau contribue à la création du ballet Phèdre à l’Opéra de Paris (voir la lettre 19).
[79] Jiddu Krishnamurti (1895-1986), penseur indien dont Mary Hoeck s’est entichée depuis quelques semaines.
[80] Mary a écrit le 19 mai : « J’ai reçu votre lettre hier soir. C’était comme la fin d’un cauchemar ». Mary écrit beaucoup plus de lettres que Jean ne le fait et, même si elle se défend de se plaindre, elle ne cesse d’être angoissée dès lors que Jean laisse passer plus d’une dizaine de jours entre deux missives.
[81] Dans cette même lettre, Mary écrit « Je voudrais tant voir vos dessins sur les murs. »
[82] Présentation à la presse et au public en avant-première. Mary écrira le 27 mai à Cocteau : « Je viens de parler au téléphone à Laelia à Londres. Elle a vu Orphée et elle me dit que c’était très bien, tout juste comme vous l’aviez désiré. Il y avait bien plus d’hommes que de femmes, le silence était absolu et on ressentait l’émotion. Mais la salle n’était pas pleine, il n’y a pas une seule affiche. Laelia ne l’aurait jamais su si je ne lui en avais pas parlé. »
[83] Pour la première anglaise du film Orphée. Cocteau écrit simultanément à Jean Marais : « J’estime, entre nous, que les œuvres doivent se présenter elles-mêmes et qu’on fait mauvaise figure à l’éloge comme au blâme. » Lettres à Jean Marais, Paris, Albin Michel, 1987, p. 246.
[84] Au même moment, Cocteau écrit à Jean Marais : « Doudou est en nègre rouge » (Idem).
[85] Mary lui répondra à ce sujet le 31 mai : « Les grenouilles de Cocteau sont supérieures à celles d’Aristophane qui ne disaient que des syllabes. Celles de Cocteau déclinent un nom et elles font ainsi de la grammaire. »
[86] On ne sait si au moment où Cocteau commence à recevoir la traduction des Chevaliers de la Table ronde par Mary Hoeck, il a déjà été contacté par son agent à Londres qui s’est chargé, par l’entremise d’Eliot de trouver un traducteur de la première pièce médiévale de Cocteau (ce sera William Auden). En tout cas, Cocteau tardera à informer Mary de ce fait qui, une fois de plus, provoquera une immense déception.
[87] À ce moment-là, l’écrivaine Colette (1873-1954) est quasi-impotente et ne peut plus guère marcher.
[88] Il s’agit de l’ouvrage Jean Marais qui paraîtra chez Calmann-Lévy en 1951.
[89] Ce voyage n’aura finalement pas lieu.
[90] Il s’agit de Bacchus. Mary répondra à Jean le 23 juin : « Saviez-vous, Jean, quand vous m’avez dit que vous écririez quelque chose de très différent dont je serais enfin la seule traductrice que vous me donniez ce qu’il me fallait pour réveiller mon courage qui était presque mort. »
[91] Cocteau va assister à la première de son film Orphée au théâtre Alhambra d’Amsterdam. Voir Théo Festen, « Jean Cocteau et la Hollande », dans Pierre Caizergues, Jean Cocteau, 40 ans après, op. cit., p. 325-342.
[92] Stephen Spender (1909-1995) poète et écrivain britannique, engagé socialement, que Cocteau connaît depuis l’avant-guerre. En juillet et jusqu’à la mi-août, Mary emménage avec son amie Laelia dans un meublé à Londres (quartier de South Kensington). De là, elle écrira à Cocteau : « Quand j’aurai fini (la traduction de la pièce Renaud et Armide, puis-je la montrer à Stephen Spender ? Où le trouverai-je ? ». Finalement elle essaie de lui téléphoner, mais Spender ne répondra pas à sa demande (lettre du 7 août 1950).
[93]La guerre de Corée fait alors rage. Tant Cocteau que Hoeck redoutent, à l’instar de nombreuses personnes, l’élargissement de ce conflit à une guerre mondiale, avec utilisation éventuelle de l’arme nucléaire. Mary dira dans une de ses lettres : « Hier, la voix maudite de Churchill parlait de la guerre. »
[94] Cocteau et Hoeck orthographient Tibet « Thibet », comme ce pouvait être l’usage à cette époque-là.
[95] Nous ignorons de qui il s’agit.
[96] Voyage qui devait avoir lieu en mai et qui a été décalé en juillet.
[97] Albert « Bertie » Landsberg (1889-1965) est un artiste et esthète anglais, acquéreur en 1924 avec ses amis Paul Rodocanachi et Catherine d’Erlanger de la villa Foscari à Malcontenta di Mira près de Venise. Cocteau et Landsberg se sont connus par l’entremise de Catherine d’Erlanger.
[98] L’ouvrage sur Jean Marais commencé en mai (voir la lettre 46).
[99] Mary a entrepris de traduire la pièce de Racine.
[100] Le 13 août, Mary lui répond : « Je ne me vois pas là-dessus ! Non !! Mon cher Jean, non ce n’est pas pour moi. Autrefois je conduisais une auto mais l’auto et moi nous ne nous aimions pas et nous nous sommes presque tuées l’une l’autre ».
[101] Lucienne Watier (1897-1976), dite Lulu, a été actrice de théâtre et de cinéma avant-guerre. Depuis la fin de la guerre, elle est agent artistique dans la société Ci-Mu-Ra qui a été créée pour administrer les intérêts de nombreux acteurs de l’époque d’après-guerre : François Périer, Jean Marais, Gérard Philippe et Maria Casarès.
[102] Cocteau réagit à une lettre de Mary envoyée le 17 août, longue lettre assez pathétique dans la mesure où elle fait état une nouvelle fois de son désarroi en repensant à la visite à Jean à Milly en avril et en se demandant si elle ne l’a pas définitivement déçu. Son amie Laelia lui avait dit : « Il faut que tu ailles à Milly. Ce ne sera pas un succès mais cela ne fait rien. Tu feras tout de travers et Jean aussi, mais encore cela ne fera rien. » Et Mary poursuit, s’adressant à Jean : « Comme vous le savez, l’émotion était accablante. Mais ces quatre mois depuis, savez-vous l’enfer par lequel je suis passée ? »
[103] Mary a évoqué sa ville en ces termes : « Edimburg demande (si elle le savait) un peu de vulgarité -tout le mauvais goût du monde est préférable à ce gris raffiné qui amortit l’âme. »
[104] Le film Orphée a remporté au festival de Venise le Prix international de la critique.
[105] Mary lui répondra le 14 septembre – : « Je trouve que de leur point de vue, les catholiques ont bien raison de ne pas aimer Orphée qui est bien plus dangereux pour tout dogme que Calvin ou Luther. On oublie ces bons messieurs mais Orphée reste au fond des yeux et y travaille, il délie tout doucement les préjugés, les systèmes et le faux contentement […] Orphée c’est l’âme nue, la beauté absolue et les codes se cachent devant la beauté. »
[106] Lettre accompagnée d’un dessin dont Mary louera dans une lettre du 27 septembre « une facture qui démontre le rapport entre l’œil unique et les deux yeux et où les cinq sens sont liés entre eux, comme ils le sont en effet. »
[107] Le 22 septembre, Mary lui a écrit : « Je n’ai pas eu de lettres de vous depuis dix jours. Je vous le dis seulement parce que les lettres se perdent très facilement à cette adresse ». Depuis la mi-septembre, Mary s’est installée dans le quartier de South Kensington où elle semble pleinement profiter des attraits de la ville. Elle lui relatera plusieurs visites qu’elle effectuera, expositions, spectacles… Le 27 septembre elle demande : « Jean, vous n’aimez pas Londres, n’est-ce pas ? Et moi, j’adore ! Connaissez-vous “Albert Memorial” ? C’est hideux mais moi je l’aime parce que cela représente Londres pour moi. Et les parcs, comme je les aime, légèrement voilés de brume ! » Mary et Laelia habitent 19 Queen’s Gate Terrace, non loin de Hyde Park et du mémorial victorien.
[108] Cocteau paie de sa personne pour que la carrière du film soit bonne, en France comme à l’étranger. Le 28 septembre, une projection est organisée pour la presse et le lendemain il préside une soirée de gala.
[109] Le 27 septembre, Mary commente : « J’aime que mes lettres soient votre havre ».
[110] Mary lui a écrit pas moins de cinq lettres entre le 23 août et le 14 septembre, qu’elle regroupe en un seul envoi, témoignant par là un attachement qui ne faiblit pas. Mais alors qu’elle s’épanche sur ses pensées les plus intimes et profondes il est significatif qu’une fois de plus Cocteau ne répondra pas aux questions existentielles de son amie lointaine.
[111] Mary s’amusera avec malice de cette date fantaisiste. Au moment où elle récupère le dessin de l’arlequin chez l’encadreur au début de l’année suivante, elle lui écrit : « Je viens de mettre votre “Harlequin” dans un cadre au mur. Il s’y plaît. La lettre est datée du 31 septembre. Jean, le petit chéri, on n’a pas pu lui apprendre qu’il n’y a pas 31 jours dans le mois »
[112] Xeres est un des chats de Cocteau. Mary lui avouera qu’avant de lui rendre visite à Milly la Forêt, elle n’aimait guère les chats mais que désormais, elle les adore. « Je les plains quand vous n’êtes pas à Milly et je me réjouis pour eux que vous soyez de retour. » (lettre du 4 octobre)
[113] Le 5 octobre, Mary le remercie : « Le luxe pour moi, c’est de vous dire que je vous aime et que votre arlequin est presqu’aussi adorable que vous. »
[114] Il s’agit du ciné-roman tiré du film Orphée (Éditions André Bonne, 1950).
[115] Une fois de plus, Cocteau est malade en ce début du mois d’octobre. « J’ai eu la bronchite que Juliette me soigne avec des ventouses. J’ai l’air d’un papier à macarons de la foire », écrit-il au même moment à Marais. Lettres à Jean Marais, op. cit, p. 253.
[116] Mary lui répond le 19 octobre : « Vous me faites peur. Ne croyez pas si bien en moi, cher Jean. Je ne suis qu’une masse de lacunes. Je suis sûre du cœur de temps en temps. La tête marche bien de temps en temps aussi – et puis, tout va mal, comme à Milly.
[117] Distribué dans une vingtaine de capitales et grandes ville étrangères – sans compter l’outre-mer français –, le film a du succès non seulement en France mais aussi dans le monde entier.
[118] « Que je suis heureuse que l’Allemagne vous aime ! » commentera Mary (lettre du 25 octobre)
[119] Le 24 octobre, Mary a écrit à Édouard Dermit pour prendre des nouvelles de la santé de Cocteau. Elle se montre particulièrement inquiète.
[120] Cette lettre est la première où Cocteau semble s’interroger sur la valeur des traductions de Mary Hoeck.
[121] Les choses sont très engagées d’ores et déjà : Eliot a demandé à Auden de se charger de la traduction des Chevaliers de la table ronde. Voir la présentation d’Olivier Rauch précédant l’édition de cette correspondance.
[122] Madeleine, de son vrai nom Berthe Bourret-Dosaigues, est la gouvernante de Cocteau à Paris.
[123] « Que j’aimerais avoir un disque de votre voix ! » commente Mary dans sa lettre du 1er novembre.
[124] The Cocktail Party est une pièce de théâtre d’Eliot créée à Édimbourg en 1949.
[125] La Chine de Sun Yat Sen n’a pas reconnu l’indépendance du Tibet (pas plus que la république populaire de Chine naissante ni la communauté internationale d’ailleurs) et l’invasion chinoise est presque simultanée à l’intronisation du 14ème Dalaï Lama (le 17 novembre 1950).
[126] La maladie de peau qui avait occasionné l’interruption du tournage de La Belle et la Bête à l’automne 1945.
[127] « Le seul directeur de la salle de Metz a refusé le film » écrit Cocteau à Marais le 16 octobre 1950. Et il ajoute : « L’Association de la presse de l’Est a décidé de passer outre et d’organiser un gala à ses frais. Je ne peux donc refuser de m’y rendre. Si tu venais ce serait merveilleux. Est-ce possible le 14 novembre ? » Lettres à Jean Marais, op. cit., p. 255.
[128] La veille, le 17 novembre, Mary lui a écrit : « Jean, savez-vous vraiment ce que ces traductions veulent dire pour moi ? Si Eliot les refuse ? Vos poèmes sont plus que moi-même pour vous. Donc… ». Dans cette même lettre, elle décline son amour pour Jean sur six pages.
[129] Le 1er décembre, par une courte lettre, Mary commente le brouillard, monté en épingle selon elle par la presse et la maladie de Cocteau. « Non, nous n’avons pas de brouillard ici, c’est l’invention des journaux, il y en a eu pendant deux heures il y a quelques jours et la Princesse Elizabeth a dû attendre pour rejoindre son mari »
[130] Aux États-Unis et au Canada la tempête s’apaise, mais la vie de nombreuses grandes villes reste paralysée. Bilan : 177 morts ; plus de 100 millions de dollars de dégâts. Voir Le Monde, 28 novembre 1950.
[131] Recommandation qui peut s’expliquer par l’inquiétude de Mary au regard de la santé de Jean mais qui pourrait aussi être une réponse à une lettre assez délirante que Mary lui a adressée le 6 décembre, dans laquelle elle lui rappelle que leur amitié épistolaire a juste deux ans.
[132] Le 13 décembre, Mary lui répond : « Non, je n’ai pas de nouvelles de T.S. Eliot. Il est encore en Amérique. M. van Loewen lui transmettra les poèmes et la lettre que je lui ai écrite. »
[133] Lettre suivie, Un peu plus tard, d’un télégramme de Francine Weisweiller à Mary Hoeck : « Jean très bien. Pensons à vous avec tous nos vœux affectueux ».
[134] Mary commentera dans sa réponse en date du 4 janvier 1951 : « Votre lettre m’arrive ce matin. La plus triste que vous m’ayez écrite. »
[135] Dans sa transcription, Mary Hoeck indique l’absence de deux cartes – sans doute de vœux – après la présente lettre.
[136] Ces entretiens donneront lieu à une émission radio et à l’ouvrage Entretiens autour du cinématographe, Éditions André Bonne, 1951.
[137] Mary lui a écrit le 4 janvier : « Jamais je ne vous ai parlé face à face. Allons-nous mourir sans jamais nous parler ? »
[138] Dans la même lettre du 4 janvier, elle précise : « J’ai reçu une lettre de T.S. Eliot ; je le verrai bientôt mais il ne me donne que très peu d’espoir à propos de la traduction qu’il n’a pas encore lue. »
[139] Mary aborde cette question dans une réponse en date du 25 janvier 1951. Tout d’abord, elle se plaint – sans animosité bien entendu – du fait que ses lettres n’appellent aucun commentaire de la part de Jean. Puis elle embraye en lui donnant son sentiment sur l’acte de peindre : « Mon père parfois faisait des dessins de ce que je voyais – mais il y travaillait trop et ensuite il n’y avait rien qu’un cadavre d’idées fort bien dessiné. Oh ! que je voudrais peindre ! Les plus heureux moments de ma vie furent ceux où je faisais de la peinture avec les élèves de mon père aux bords des canaux de Bruges. Mais quand le désespoir m’a prise, c’était fini à 17 ans et c’est trop tard pour recommencer. »
[140] Cocteau répond là à une lettre du 8 janvier dans laquelle Mary lui expose son mal-être. « Pourquoi me dis-je que cela ne vaut pas la peine de vivre. Quand des millions de personnes diraient que j’ai de la chance comme il n’y en a pas ? » Mary éprouve une insatisfaction récurrente.
[141] Entre-temps, Mary lui a envoyé deux lettres, le 13 et le 19 janvier.
[142] Hoeck a indiqué sur le tapuscrit « about 3rd 2 51 ». Ce jour-là, Jean écrit à Jean Marais : « Nous sommes arrivés au soleil, d’où ma dépêche. » Lettres à Jean Marais, op. cit., p. 259.
[143] Il s’agit d’une série de 14 émissions diffusées sur la Chaîne Nationale du 26 mars au 14 mai 1951 et publiées plus tard sous le titre Entretiens avec André Fraigneau, UGE, 10/18, 1965.
[144] Ces palmiers sont toujours visibles dans la maison de Milly.
[145] Pièce d’Eliot. Voir la lettre du 6 novembre 1950.
[146] Il s’agit selon toute vraisemblance de la lettre de Mary du 25 janvier qui a transité par Milly la Forêt.
[147] Cocteau annonce également à Marais qu’il a « une foule de notes pour la pièce » Bacchus, espérant sans doute lui confier le rôle principal. Lettres à Jean Marais, op. cit., p. 261.
[148] Charles Lutwidge Dodgson est le nom de naissance de Lewis Carroll (1832-1898).
[149] André Gide est mort le 19 février 1951. La lettre de Mary à cette annonce ne figure pas dans les archives de la BHVP. Par le contexte nous pouvons imaginer que Mary suggérait que cette mort n’avait pas forcément beaucoup affecté Jean. Le 26 février, Mary lui répondra : « Il vous manquera cette taquinerie agréable qui n’est pas une chose qui dépasse le tombeau. »
[150] La pièce de Colette (voir lettre 18) est en tournée dans toute la France depuis le printemps 1950.
[151] Mary a écrit le 8 mars : « J’ai vu La Folle de Chaillot. 200 personnes dans un théâtre pour 2000. Ce n’est pas étonnant qu’ils ne voulaient pas des Chevaliers. »
[152] Auden a en effet traduit Les Chevaliers de la Table Ronde, sous le titre The Knights of the Round Table en 1951. Deux versions ont été produites : une pour une radiodiffusion sur la BBC (Third Program) le 24 mai 1951 et une autre pour la scène (première le 3 mai 1954 au Salisbury Theatre. La publication n’a lieu qu’après la mort de Cocteau, en 1964 (The Infernal Machine and other Plays, New Direction). Le 26 février, Mary a écrit à Jean : « Les traductions sont revenues de chez T.S. Eliot et Renaud et Armide de la BBC. Je ne dis pas que ça ne me fait rien – loin de là – mais il me semble qu’il y a une autre décision prise que celle de Faber & Faber et de la BBC. Elle attend. »
[153] Mary lui a proposé deux scènes de ballet.
[154] Kienan Tunney (1923-1998) est un écrivain, auteur d’une biographie de Tallulah Bankhead, célèbre actrice de cette époque. Il est aussi auteur de pièces de théâtre. Le 8 mars, Mary a écrit à Jean : « Vous avez déjà reçu une lettre de K. Tunney qui m’a rendu visite lundi. Pouvez-vous faire quelque chose pour lui ? Il est au désespoir. Sybil Thorndike lui a promis de jouer le rôle principal dans une de ses pièces, et à la dernière minute elle a pris une autre pièce. Bernard Shaw et Ivor Novello l’encourageaient mais ils sont morts. Si je traduisais la pièce, pourriez-vous trouver quelqu’un pour la mettre en français convenable ? Je voudrais faire quelque chose pour lui. Il a pris toutes les poésies et Renaud et Armide pour les montrer à un ami publisher. Je crois qu’il est à bout – et c’est bien pire quand on est jeune. Il avait l’air d’avoir pleuré et je crois qu’il avait même faim tant il s’excusait de son bon appétit. »
[155] Turney a en effet écrit à Cocteau pour lui soumettre des textes de pièces de théâtre qu’il aimerait faire jouer avec l’appui de notre poète. Il semble qu’aucune suite n’ait été donnée à cette sollicitation.
[156] Allusion à Saint-Jean Cap-Ferrat où est située la villa Santo Sospir en 1949.
[157] Cette lettre suscite une réponse mélancolique de Mary : « Francine et ses violettes, Cégeste et ses fleurs, vous et « l’hommage à Corot » et le soleil et la mer, et votre amitié entre vous trois. Que c’est beau. Et le pauvre chien de Jean Marais. Tout cela existe. Vous l’avez parce que vous y croyez. Cégeste guérira le chien parce qu’il croit que les piqures font du bien – moi je n’y croirais pas et le chien aurait peur par conséquent. » (lettre du 20 mars 1951).
[158] Il s’agit de Kienan Tunney (voir la lettre précédente).
[159] Daisy Fellowes, née Marguerite Decazes de Glucksberg (1890-1962) et issue d’une famille très riche, est une journaliste française faiseuse de mode, évoluant dans la haute société française et européenne. Fellowes et Cocteau se sont rencontrés à la fin des années 1920, dans le sillage de Charles et Marie-Laure de Noailles.
[160] Le 20 mars, Mary a écrit : « Dans une heure, je parlerai de vous aux cygnes, mais Jean, ne médisez pas. Vous parlez mal des cygnes ! Je les ai connus à Bruges le soir, découpant le reflet d’un réverbère à gaz. Je les ai connus en Écosse, à Dumfries, près de la maison de Burns, marchant dans les rues de Dundee, où ils avaient honte d’être si beaux sur l’eau puisque le reste des gens sont laids. »
[161] Le 25 mars, Mary lui a annoncé qu’elle s’est installée jusqu’à la fin du mois dans cette station du Sussex. Elle réside alors chez des amis qui habitent une splendide maison d’architecte.
[162] Les Parents Terribles (Intimate Relations) est présenté au Arts Theatre, avec une traduction de Charles Franck approuvée par l’auteur lui-même avec Fay Compton, Ballard Benteley, Rosalie Crutchlev et Richard Gale dans les principaux rôles. Le Times du 22 mars 1951, qui ne fait pas une mauvaise critique, publie même une photo d’une scène. Voir Olivier Rauch, Jean Cocteau, Du côté de l’Angleterre et des Anglais, Paris, L’Harmattan, 2024, p. 130-131.
[163] Cocteau a été invité au festival de Cannes qui s’est tenu du 3 au 20 avril. Le film de Vittorio de Sica y a obtenu le grand prix (ex-aequo avec Mademoiselle Julie d’Alf Sjöberg).
[164] Il s’agit de Juliette ou la clé des songes.
[165] Rappel du bon mot de Picasso.
[166] Dans sa transcription, Mary Hoeck indique que la lettre suivante de Cocteau, envoyée de Palerme le 24 mai 1951, a été oubliée aux « Flots d’Azur ». Par ailleurs, le poète a envoyé plusieurs cartes postales des différentes localités italiennes visitées qui ne figurent pas dans la transcription.
[167] Noël Coward (1899-1973), acteur, dramaturge et compositeur britannique. Cocteau connaît les pièces de Coward depuis les années 1920. Le sujet de la pièce de Cocteau Les Parents terribles (1938) est très proche de celle de Coward (1924). Les deux auteurs se fréquenteront beaucoup après la seconde guerre mondiale, notamment dans les salons de Duff Cooper, l’ambassadeur de Grande-Bretagne en France.
[168] Il s’agit du court métrage La Villa Santo Sospir tourné en trois étapes du 2 août au 7 novembre 1951. Voir l’article de David Gullentops, « La Villa Santo Sospir », Jean Cocteau et le court métrage, Cahiers Jean Cocteau, nouvelle série, n°15, 2016, p. 117-138.
[169] Cocteau insiste sur cette idée dans son journal : « Une pièce de théâtre n’est pas un prêche. Les idées ne doivent pas être les miennes mais celles des personnages. » Voir Le Passé défini I, Paris, Gallimard, 1983, p. 13.
[170] Allusion au quatrième et dernier voyage de Gulliver. Abandonné dans une île, le héros rencontre ces merveilleuses créatures, des chevaux appelés « Houyhnhnm », doués de raison et de parole et se montrant bien supérieurs aux humains de cette contrée appelés « Yahoo ».
[171] Jean-Pierre Millecam (1927-2022) est un enseignant et écrivain français. Il publiera son manuscrit sous le titre L’Étoile de Jean Cocteau aux éditions du Rocher en 1952. Né en Algérie, il s’engagera en faveur de l’indépendance du pays dès le milieu des années 1950.
[172] Huile sur isorel peinte du 28 septembre au 14 octobre 1951. Voir Le Passé défini I, op. cit., p. 43 et 65.
[173] Mary Hoeck a en effet été appelée à traduire Maalesh qui sera publié en 1956 chez l’éditeur Peter Owen.
[174] Notamment de Maalesh.
[175] Il s’agit de Georges Cox de la société Kodak qui est venu réaliser avec Cocteau le montage du court métrage La Villa Santo Sospir. Voir David Gullentops, « La Villa Santo Sospir », art. cit.
[176] La compagnie de Jean-Louis Barrault a entrepris une tournée mondiale pour présenter la pièce Partage de Midi de Paul Claudel. Les représentations londoniennes ont eu lieu du 1er au 4 octobre 1951, avec dans les rôles principaux : Jean-Louis Barrault, Edwige Feuillère, Jean Servais et Jacques Dacqmine.
[177] La première de Bacchus a eu lieu le 23 décembre 1951 au théâtre Marigny, dirigé par le couple Renaud-Barrault. On sait que Mauriac, furieux de ce qu’il considère comme une pièce blasphématoire, va publier dans les colonnes du Figaro le 29 décembre une lettre ouverte à Cocteau, à laquelle celui-ci répond dès le lendemain dans France-Soir en titrant : « Lettre ouverte à François Mauriac. Je t’accuse. »
[178] Opéra de Gian Carlo Menotti créé le 15 mars 1950 à New York et donné pour la première fois en version traduite en France au théâtre des Champs-Élysées en janvier 1952.
[179] Le roi George VI est mort le 6 février 1952. En voyage officiel en Afrique, Elizabeth, sa fille aînée, se voit obligée de rentrer au pays le plus rapidement possible.
[180] Cocteau a de tout temps été fasciné par les traditions et le cérémonial britanniques. Il aura l’occasion de s’en délecter en juin 1956 lorsqu’il sera reçu Docteur honoris causa par l’université d’Oxford.
[181] Allusion dans Oreste d’Euripide, au dialogue au cours duquel Ménélas demande à Oreste s’il oserait assurer seul les obligations sacrificielles, privilège accordé uniquement aux rois et dont la purification par l’eau lustrale est un des rites. L’eau lustrale est généralement douce et pure. Elle est donc utilisée pour ces ablutions.
[182] Pour la revue Adam, son fondateur Miron Grindea (1910-1995) et les contributions régulières de Cocteau sous la forme d’articles, de poèmes et de dessins, voir Olivier Rauch, op. cit., p. 255-263.
[183] Pour L’Étoile de Jean Cocteau de Millecam, voir lettre 96. Dans Le Passé défini, Cocteau se déclare très satisfait de l’ouvrage : « Le livre de Millecam est métaphysique » ou encore « Millecam me place très haut. Son livre exaspérera. » Voir Le Passé défini I, op. cit., p. 164.
[184] Il s’agit de la strophe 5 : « J’appliquerai l’ouate la gaze/et la croix rose/collée dessus. » (OPC, p. 693).
[185] Cocteau a d’entamé la rédaction du Journal d’un inconnu le 27 février. L’ouvrage paraîtra chez Grasset en 1952.
[186] Masques réalisés par Cocteau pour la reprise de l’oratorio de Stravinski-Cocteau, Œdipus Rex qui sera donné le 20 mai suivant au théâtre des Champs-Élysées et dont Cocteau assurera également la mise en scène.
[187] Gaston Laverdet, décorateur et scénographe, dont Cocteau utilise l’atelier pour préparer les décors et les masques d’Œdipus Rex.
[188] Voir la lettre du 21 avril 1952.
[189] Cette société, l’Union Financière Artistique (U.F.A.) aura en charge la question des droits d’auteur, les rapports avec les éditeurs et producteurs ainsi qu’avec les maisons d’éditions étrangères et la question des traductions. Elle sera dirigée par Jean-Pierre Peyraud, agent et secrétaire de Cocteau depuis 1951 et prendra la suite de Ci-Mu-Ra (Cinéma Music-Hall-Radio) qui administrait les affaires de Cocteau jusque-là. Voir Le Passé défini I, op. cit., p. 166.
[190] Nous ignorons de quelle exposition il s’agit.
[191] Allusion aux chapitres « De l’invisible » et « De l’innocence criminelle » dans Journal d’un inconnu.
[192] James Laughlin (1914-1997) est alors le propriétaire et éditeur de la maison d’édition qu’il a créée (New Directions) en 1936. Cocteau est très certainement entré en contact avec lui par l’intermédiaire d’Ezra Pound. La maison d’édition New Directions publiera plusieurs ouvrages de Cocteau : Léone (titre en anglais : Leoun) en 1961 mais qui sera traduit par Alan Neame et non Mary Hoeck, The infernal Machine and other Plays (Orphée, Bacchus et Les Chevaliers de la table Ronde, Oedipus Rex et Les Mariés de la tour Eiffel) en 1964. Mary Hoeck a assuré la traduction de Bacchus dans ce recueil. New Directions poursuit l’édition d’œuvres de Cocteau puisqu’il a publié en 2022 Letter to The Americans dans une traduction d’Alex Wermer-Colan.
[193] Dionys Mascolo (1916-1997) est lecteur chez Gallimard depuis 1942 et son activité éditoriale se développe après la Seconde Guerre mondiale. Il a été très lié à Marguerite Duras et son époux Robert Antelme pendant la guerre.
[194] Laughlin renoncera à éditer Maalesh. Ce sera finalement l’éditeur britannique Peter Owen qui le publiera en 1956, avec la traduction de Mary Hoeck.
[195] La petite « famille » se rend à Athènes (via Rome) d’où ils feront une croisière du 14 au 25 juin sur le yacht de Francine Weisweiller, l’Orphée II.
[196] Cocteau lui avait fait part, dans une précédente lettre, de ne recevoir aucune nouvelle depuis plusieurs semaines, lettre qui, à l’instar de presque toutes celles envoyées par Mary depuis avril 1951, ne figure pas à la BHVP.
[197] Ce n’est pas la seule fois que Cocteau invite un traducteur à s’emparer d’un de ses textes, en oubliant qu’il l’avait promis à un autre, la traduction de la pièce Les Parents Terribles ayant été promise à Carl Wildman et à Charles Frank. C’est ce dernier qui produira le texte joué sur scène en Angleterre, ce qui indisposera Wildman…)
[198] Pour la Ci-Mu-Ra, voir la lettre 105.
[199] Cocteau a toute confiance en la poétesse avec laquelle il entretient des rapports lointains mais toujours très cordiaux.
[200] Cocteau utilise très souvent cette expression, évoquant la difficulté pour la poésie de trouver ses équivalents dans une autre langue, et à titre personnel de cette douleur de ne pouvoir lire ni comprendre la langue des autres. Cocteau n’a pas appris l’anglais et semble de toute façon assez rétif à l’apprentissage des langues. Même l’allemand qu’il a étudié pendant ses études présente des difficultés qui lui sont insurmontables.
[201] Peint en 1951, Le Christ de saint Jean de la Croix de Salvador Dalí a été acquis auprès d’une galerie londonienne par le conservateur du musée Kelvingrove à Glasgow au début de l’année 1952. La carte postale figure dans les archives de la BHVP. Mary écrit au dos de la reproduction en noir et blanc du tableau : « Je retourne demain à Edimburg. Vous avez sans doute déjà vu ce tableau. Ici, à Glasgow on l’admire, on reste devant pendant une heure entière, on se demande ce qui se passe dans chaque âme qui le regarde. Surtout pour vous saluer de Glasgow – ville qui a du cœur, quoiqu’elle soir sale et laide. Je vous embrasse. Mary »
[202] Cocteau répète à peu près la même chose dans son journal Le Passé défini I, op. cit., p. 315.
[203] La Madone de Port Lligat (1950) de Salvador Dalí est actuellement exposée au musée de Fukuoke (Japon).
[204] Comme la plupart des Français (et des Anglais), Cocteau a été frappé par l’assassinat pendant la nuit du 4 au 5 août d’une famille anglaise qui campait à Lurs (Alpes de Haute Provence, à l’époque Basses Alpes) par Gaston Dominici. Voir Le Passé défini I, op. cit., p. 307, 321 et 340.
[205] Kitty Black (1914-2006) est familière des pièces de Cocteau depuis l’adaptation de L’Aigle à Deux Têtes (The Eagle has Two Heads) que Ronald Duncan a produite en 1946 et qui a été représentée pendant l’été de cette année-là à Cardiff et à Londres. Depuis, elle est en effet l’une des traductrices attitrées de la BBC dans le cadre du Third Program qui produit de nombreuses pièces radiodiffusées.
[206] Diary of a Film La Belle et la Bête a été publié en 1950 par l’éditeur Dennis Dobson dans une traduction de Ronald Duncan.
[207] Traduite de l’anglais, cette lettre est citée intégralement dans Le Passé défini I, op. cit., p. 393.
[208] Intimate Relations avec Harold Warrender, Marian Spencer, Ruth Dunning et William Russel.
[209] Charles Frank, traducteur de la pièce qui a connu un énorme succès sur les scènes londoniennes en 1951 et réalisateur du film qui sera diffusé en mars 1953. 4
[210] Anton Dolin, ou Antoine Dol(l)ine pour les Français, pseudonyme de Sydney Francis Patrick Chippendall Healey-Kay (1904-1983), danseur d’origine irlandaise que Cocteau connaît puisqu’il a interprété le rôle du beau gosse dans son ballet Le Train bleu en 1924.
[211] The Observer, 30 novembre 1952. Cocteau commente amèrement cet article dans Le Passé défini I, op. cit., p. 397 : « On me montre cet article de l’Observer qui déclare que je suis devenu célèbre sans écrire (sic)…Il est probable que le journaliste anglais n’ayant rien lu de moi s’imagine que je n’ai rien écrit. » Mary Hoeck va se charger d’une réponse en forme d’article indigné au journal The Observer. Cocteau jugera cette réponse « médiocre ».
[212] Voir la note précédente.
[213] Article de Mary paru dans la revue Empreintes, art. cit.
[214] Lothian Small (1884-1979) est un homme politique engagé à gauche. Dans la deuxième partie de sa vie, il a écrit quelques traductions de l’italien à l’anglais ou bien du français à l’anglais. Il ne semble pas qu’un seul projet ait pu aboutir entre Cocteau et Small.
[215] La pièce Bacchus sera radiodiffusée sur le Third Program de la B.B.C. le 22 février 1953, en anglais dans la traduction de Mary Hoeck.
[216] Le Passé défini II, Paris, Gallimard, 1985, p. 20-21.
[217] Ibidem, p. 68.
[218] Mary a entrepris la traduction des Enfants Terribles. C’est Rosamond Lehmann qui traduira finalement le roman, traduction publiée sous le titre Children of the Game chez Harvill Press en 1955.
[219] Cocteau fera paraître le texte de la conférence « Picasso et ses amis » qu’il donne le 27 mai à Rome sous le titre « L’Improvisation de Rome » dans La Corrida du premier mai (Grasset, 1957). Pour une édition critique de ses différentes versions, voir Cocteau, Ecrits sur l’art, Gallimard, 2022, p. 311-326.
[220] Allusion au couronnement d’Elizabeth II le 2 juin 1953 à l’abbaye de Westminster.
[221] Ronald Hayman (1932-2019), qui sera écrivain, biographe et critique de théâtre, est alors étudiant à Cambridge.
[222] « Grand succès. Public inculte » écrit Cocteau dans Le Passé défini III,Paris, Gallimard,1989,p. 18.
[223] Le séjour à Kitzbühel sera différé de quelques jours en raison du décès d’Yvonne de Bray le 1er février qui occasionne un aller-retour vers Paris pour que Cocteau puisse assister aux funérailles.
[224] En tant que président de cette septième édition du festival de Cannes qui s’est déroulé du 25 mars au 9 avril, Cocteau doit faire face à de nombreux incidents et il sort épuisé de cette épreuve.
[225] Ce séjour en Andalousie du 28 avril au 8 mai inspire à Cocteau le texte principal du volume La Corrida du 1er mai (Grasset 1957).
[226] La pièce The Knights of the Round Table est présentée en Angleterre à partir du 3 mai (première à Salisbury), dans la traduction d’Auden.
[227] Cocteau a subi un infarctus le 9 juin.
[228] Juliet Duff (1881-1965), aristocrate britannique très proche de Daisy Fellowes par l’intermédiaire de laquelle elle avait fait la connaissance de Cocteau. En 1954, elle a participé à l’exposition sur Diaghilev et les ballets russes, organisée à l’occasion du festival d’Édimbourg.
[229] Fairy signifie, dans sens premier, « fée » et en argot, « homosexuel ».
[230] Henri Matisse est mort le 3 novembre 1954 à Nice.
[231] Colette est décédée le 3 août 1954.
[232] Ronald Duncan a adapté en 1946 pour la scène anglaise L’Aigle à deux têtes (en lui trouvant son titre en anglais : The Eagle has Two Heads, et donc son équivalent en français). Cocteau s’est toujours défié de cette adaptation qui est en effet souvent éloignée du texte originel. Voir Olivier Rauch, Jean Cocteau, Du côté de l’Angleterre et des Anglais, op. cit. pp. 126-127. La pièce a eu un immense succès en Angleterre. Entre septembre 1946 et l’été 1947, elle a été donnée plus de 200 fois dans trois théâtres londoniens (successivement le Lyric Theatre, le Théâtre Royal de Haymarket et le Globe).
[233] Eileen Herlie a joué le rôle de la Reine. Elle s’est montrée très subtile et particulièrement crédible dans ce rôle difficile.
[234] À New York, la pièce donnée au printemps 1947, a été un échec cuisant (29 représentations seulement).
[235] Margaret Crosland, Jean Cocteau, Peter Nevill éditeur, London, 1955. Il s’agit là de la première biographie en langue anglaise consacrée à Cocteau.
[236] Phrase reprise mot pour mot dans Le Passé Défini à la date du 30 janvier 1955. Cocteau ajoute alors : « Il me semble que cette pyramide est si haute, si sombre, si lourde, qu’elle déjoue même les calculs de ceux qui la construisent. Tout ce qui s’efforçait et s’efforce de détruire mon mystère en installe un autre, mille fois plus mystérieux et monumental. » Voir Le Passé défini IV, Paris, Gallimard, 2005, p. 31).
[237] Cocteau a présenté sa candidature à l’Académie française au début du mois de janvier. Poussé par ses amis André Maurois, son épouse Simone et Marcel Pagnol, il franchit le pas et il entame la série de visites protocolaires indispensables auprès des académiciens pour espérer être élu. Il se rend bien compte du caractère insolite de cette candidature, lui l’enfant terrible de la littérature. Son journal fourmille d’autojustifications. Nous retiendrons celle-ci : « En décidant d’écrire ma lettre de candidature, je me rappelais la phrase d’Éluard : “Si j’entre à l’Académie, je me compromets. Si tu y entres, tu la compromets. C’est pourquoi tu ne devrais pas hésiter à poser ta candidature”. » Voir Le Passé défini IV, op. cit., p. 15. Il est particulièrement agacé par les journalistes qui « veulent organiser un vacarme » autour de cette candidature.
[238] L’absence des lettres de Mary de cette période nous empêche de savoir à quel journal « ces conneries » se rapportent. Ce qui est certain, c’est que cette élection est particulièrement scrutée en Angleterre. En témoigne la demi-douzaine d’articles que le journal The Times consacre à cet évènement (de la candidature à la réception).
[239] Cocteau est en effet élu à l’Académie française le 3 mars 1955 au premier tour par 17 voix (contre 11 à Jérôme Carcopino).
[240] Mary n’a pas recopié le nom du journaliste en question. En l’absence de la lettre originale, il nous est impossible d’identifier le journaliste et le journal incriminés.
[241] Le séjour en Suisse a duré deux semaines, du 15 au 28 juillet.
[242] Dans son journal, Cocteau affirme avoir rédigé des notes éparses pour ce discours et constaté « qu’avec quelques liaisons de rajout, les notes se suivaient et que somme toute le discours de Belgique était fini. » Voir Le Passé défini IV, op. cit., p. 201.
[243] La réception à l’Académie royale de Belgique a eu lieu le 1er octobre et celle à l’Académie française le 20 du même mois.
[244] Cocteau, Paris-Album, 1900-1914, traduit par Margaret Crosland, W.H. Allen éditeur, Londres, 1955, avec en couverture un amusant dessin représentant une femme à bicyclette et vêtue à la mode du début du XXe siècle.
[245] William Maxwell Aitken, baron Beaverbrook (1879-1964) est un homme politique anglo-canadien, journaliste et directeur de presse. Il a fait partie du cabinet de Churchill pendant la guerre. Les relations entre Cocteau et Beaverbrook se sont approfondies lors de réceptions chez l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, Duff Cooper, après la seconde guerre mondiale. Beaverbrook tient Cocteau en très haute estime : « Il n’existe pas d’homme plus grand [que Cocteau], ou du moins je n’en connais aucun autre » déclare-t-il à Francine Weisweiller en avril 1956 (Le Passé défini V, Gallimard, 2006, p. 101). Cocteau en est d’autant plus stupéfait que ni Beaverbrook ni lui ne parlent la langue de l’autre.
[246] Il s’agit d’un projet monté par le Watergate Theatre sur Buckingham Street. Le manager souhaite monter la pièce dans ce petit théâtre d’une centaine de places qui a été le seul à Londres à présenter la pièce de Jean-Paul Sartre, Huis-Clos quelque temps plus tôt. Ce théâtre a été créé en 1949 par trois femmes, dont Elizabeth Sprigge, une des premières biographes de Cocteau. Marc Chagall avait peint de grands panneaux pour en décorer les murs. Toutefois, le projet Bacchus ne se fera pas. En effet, le théâtre sera voué à la destruction dès le mois de mars 1956 dans le cadre de l’aménagement du Strand.
[247] Roy Walter était le metteur en scène prévu pour monter Bacchus.
[248] Le manager du Watergate Theatre et Roy Walter sont à la recherche d’une solution alternative qui pourrait être une église déconsacrée.
[249] Cocteau est invité au festival de Cannes.
[250] Le 3 mai, Jean Seznec, professeur de langues anciennes a informé Cocteau officiellement que le Collège des professeurs de l’Université lui conférait le titre de Docteur ès Lettres, honoris causa de l’Université d’Oxford. Cocteau a toujours considéré que de tous les honneurs qui lui avaient été prodigués, celui-ci lui tenait le plus à cœur.
[251] Le 30 avril 1956, Mary a écrit à Jean : « Il faut que je vous dise que deux amies ont lu Children of the Game. Elles me disent : « C’est très beau, mais les enfants, Paul et surtout Elizabeth sont détestables. Je leur dis que non et je leur donne ma traduction qu’elles lisent. Ensuite, elles me disent : « Paul et Elizabeth sont des êtres poétiques, admirables ; tout le livre est rempli de vérités poétiques. »
[252] Finalement, c’est Dorothy Williams qui sera choisie pour cette traduction, et Thomas The Impostor paraîtra chez Peter Owen en 1957.
[253] Cocteau est fait Docteur ès Lettres honoris causa le 12 juin 1956.
[254] Les travaux de décoration de la chapelle des pêcheurs de Villefranche-sur-Mer ont commencé au début de l’automne 1956 et vont s’achever au cours de la mi-janvier 1957.
[255] Allusion à la crise de Suez. À la date du dimanche 11 novembre, Cocteau note dans son journal : « (…) Il faut punir les agresseurs de l’Égypte. » Et le lendemain, le 12 novembre : « Les Russes estiment que nous devons être jugés avec les Anglais comme criminels de guerre. » Voir Le Passé défini V, op. cit., p. 317 et 323.
[256] Allusion à la chienne cosmonaute Laïka mise en orbite par les Russes le 3 novembre 1957 et décédée 7 heures après le lancement de la fusée.
[257] Du 14 novembre à fin décembre 1958, Cocteau expose ses poteries et l’album sur la chapelle de Villefranche-sur-Mer à la galerie Lucie Weil, rue Bonaparte à Paris.
[258] Pour la crèche commandée par l’Opéra de Nice, voir David Gullentops, « La Crèche de Villefranche », dans Jean Cocteau et le court métrage, Cahiers Jean Cocteau, nouvelle série n°15, 2017, p. 207-213.
[259] Commencée au tout début de l’année 1959, l’écriture du Requiem, le poème-testament de Cocteau, s’achève à la fin de l’été 1961.
[260] À comparer avec : « Mes amis mes chers amis/ Où la mort vous a-t-elle mis/ Je n’avais qu’à tourner la tête/ Déjà vous étiez où vous êtes/ Et moi seul de l’autre côté » (OPC, Le Requiem, p. 1046).
[261] En dépit de la promesse faite aux Pères maristes, ces candélabres ne purent être exécutés et ce voyage projeté n’a pas eu lieu.
[262] Cette lettre répond à celle que lui a envoyée Mary le 4 avril : « Bien cher Jean, à présent, rien que pour vous dire que ma très très chère Laelia vient de mourir. Quel esprit clair et ravissant, aux yeux bleus d’une limpidité parfaite. Pensez à moi et priez pour moi s’il vous plaît, surtout vendredi à 4h (16h chez vous) quand nous serons au crématorium. »
[263] Il s’agit d’Elizabeth Sprigge.
[264] Voir l’article de Marina Mourrin, « Notre-Dame-de-Jérusalem à Fréjus ou Notre-Dame-du-Sépulcre », dans Jean Cocteau et la Côte d’Azur, Cahiers Jean Cocteau, nouvelle série n°9, 2011, p. 165-175.
[265] Il s’agit de la brouille entre Francine Weisweiller et Cocteau, qui quittera définitivement la villa Santo Sospir le 27 mars 1963.
[266] Francis Poulenc est décédé le 30 janvier précédent.
[267] Sur la mort de Poulenc et sur ce projet d’opéra, voir Le Passé Défini VIII, op. cit., p. 274-275.